Il s'agit certainement du concept qui m'a donné – et qui me donne encore – le plus de fil à retordre dans mon travail d'assimilation du modèle sous-tendant l'ACT. Une des difficultés vient sans doute du fait que ce concept fait appel à des dimensions de l'expérience difficiles à rendre avec des mots.
Commençons par un résumé : Les comportements qu'un animal va émettre dans une situation donnée sont fonction de ses expériences passées. L'acquisition du langage change la donne pour l'être humain, dont les comportements pourront aussi être fonction de constructions verbales et qui pourra ainsi agir dans un but. La notion de valeurs fait référence à des constructions verbales plus abstraites que les buts. On peut dire qu'une valeur fonctionne comme l'organisatrice d'une succession de buts dans un «pattern» qui leur donne une cohérence et un sens. Valuer est une action comparable à un choix et non à un jugement ou à une décision raisonnée. Il faut des compétences verbales pour pouvoir valuer mais les processus verbaux peuvent aussi interférer avec l'action de valuer. Valuer représente un processus particulièrement intime et personnel.
Les sources de l'élaboration qui va suivre sont essentiellement manuel d'ACT de 1999 et le livre ACT for chronic pain. Elle doit aussi beaucoup aux contributions publiées sur le forum de discussion international.
Quelques précautions de langage, encore, avant de commencer : Quand nous parlons de valeurs (ou, pour utiliser l'expression de Hank Robb, de «principes directeurs») pour désigner ce dont nous voulons parler ici, nous utilisons destermes cliniques dont nous ne pouvons – pour le moment – pas fournir de définition opérationnelle. Une définition opérationnelle de la notion de valeurs passera par un compte-rendu complet des concepts du comportement gouverné par des règles dans les termes de la TCR.
Par sa tendance à «chosifier» des actions, le langage favorise une conception mentaliste et mécaniste de la condition humaine. Il serait souvent plus approprié de parler de l'action de «valuer» et il m'arrivera donc d'utiliser ce verbe.
Hank Robb compare la vie à une jungle dans laquelle nous avançons : Si nous regardons en arrière, nous voyons un chemin, celui que nos actions ont tracé. Mais si nous regardons devant nous, il n'y a pas de chemin car personne n'a jamais vécu notre vie avant nous. L'ACT part du principe que chaque être humain, quelle que soit les troubles dont il souffre ou la difficulté de la situation de réalité dans laquelle il se trouve, a tout ce qu'il faut pour définir une direction dans laquelle il veut orienter la suite de sa vie.
«Qu'est-ce que la vie attend de vous ?» aimait à demander Viktor Frankl à ses patients. La lecture de son livreDécouvrir un sens à sa vie avec la logothérapie est recommandée à quiconque souhaite approfondir la notion de valeur. Nous devons chaque jour faire des dizaines et des dizaines de choix qui vont contribuer à donner une forme, un visage à notre vie. Chacun de ces choix va contribuer à définir le fils ou la fille, le ou la camarade, époux(se), parent, professionnel, collègue, etc. que nous sommes. Nous ne devons pas nous leurrer : quelle que soit la hauteur de nos «bonnes intentions», la pureté et l'intensité de nos sentiments, notre conjoint, nos enfants, nos amis, nos patients ne se souviendront pas de ce que nous avons pensé, ressenti ou «voulu» mais de ce que nous avons fait (et dit), et c'est cela qui définit sans doute le mieux qui nous «sommes». Alexandre Jollien raconte comment les philosophes de l'antiquité lui ont appris qu'on pouvait «sculpter sa vie pour en faire une oeuvre d'art» et il s'emploie à en faire la démonstration au quotidien.
Skinner a défini le comportement opérant comme le champ même de l'action dirigée et de l'intention. Quand nous disons qu'un rat presse un levier «dans le but» de recevoir un granule de nourriture nous interprétons dans les termes du langage courant un phénomène dont l'analyse scientifique nous dit que ce sont les expériences passées du rat (le fait que ce type d'action a été dans le passé suivi par l'apparition de nourriture) qui déterminent ce que nous interprétons comme un comportement orienté vers un but futur. Le «futur» dont nous lui prêtons ainsi la conception n'est que l'actualisation présente d'expériences passées. D'où la formule : L'intention d'un organisme non-verbal, c'est le passé en tant que futur dans le présent (Hayes, 1992).
Grâce à des cadres relationnels de type «si-alors» et «avant-après», l'être humain est capable de construire les conséquences verbales de ses actions. La capacité de cadrer relationnellement de cette manière a bien été apprise dans le passé mais les conséquences que nous construisons aujourd'hui peuvent être des conséquences dont nous n'avons jamais fait l'expérience. Notre comportement n'est donc pas uniquement régulé par les conséquences dont nous avons fait directement l'expérience dans le passé, mais aussi par celles que nous sommes capables de construire verbalement. Cela nous permet d'agir dans un but, c'est-à-dire pour que survienne un événement spécifique que nous avons désiré. Réussir un examen, acheter une maison, avoir un enfant sont des buts qui peuvent être réalisés.
Les valeurs correspondent à une catégorie de constructions verbales se situant à un niveau différent. Nous aurions beaucoup de peine à nous satisfaire d'une vie qui ne serait vécue que pour accomplir des buts. Dans une telle vie, les seuls moments où nous recevrions un renforcement pour nos actions seraient les moments où nous atteignons un but concret et l'instant présent n'aurait donc pas d'autre valeur que son rôle dans l'accomplissement d'un but futur. Une telle vie ne pourrait être que fade et vide. De plus, nos compétences verbales nous confrontent tôt ou tard à l'idée de la mort. Non seulement nous savons que nous allons mourir mais nous savons que tous ceux que nous aimons vont mourir aussi et que tout ce que nous aurons réalisé finira par disparaître. Nous avons donc besoin d'autre chose que de réaliser des buts. Le raisonnement que nous venons d'esquisser aboutit à la constatation autour de laquelle Viktor Frankl a construit le système de psychothérapie qu'il a appelé «logothérapie» : L'homme a besoin de sens. Nous pouvons faire davantage que d'orienter nos actions en fonction de buts concrets. Nous pouvons choisir maintenant, tout de suite, de donner de l'importance à certaines qualités des «patterns» d'action en cours. Ce n'est alors plus seulement le but qui est important mais aussi le chemin. La capacité de donner un sens émerge ainsi comme une action naturelle de l'être humain. Le «fait» que nous allons mourir et que tout ce à quoi nous tenons va disparaître ne peut rien enlever au choix que nous faisons dans le moment présent de valuer, d'accorder de l'importance à une direction, à une manière de faire ce que nous faisons.
Réussir un examen n'a de sens que dans une perspective plus large, plus abstraite, celle du professionnel qu'on voudrait être. Acheter une maison prend son sens dans la perspective de fournir aux personnes que l'on aime un cadre de vie sûr et agréable et/ou dans celle de construire et d'aménager un espace personnel. Avoir un enfant s'inscrit dans le contexte de la manière dont on voudrait jouer le rôle de parent. Les valeurs apparaissent ainsi comme des «buts de buts» à caractère abstrait qui, contrairement à des buts concrets, ne peuvent jamais être atteints et qui continuent sans cesse à générer et à organiser d'autres buts. Elles donnent une cohérence et un sens à la succession de nos choix. Les buts successifs que nous nous fixons ne sont pas sans rapport les uns avec les autres, nous ne les choisissons pas au hasard dans l'infini des options possibles – pour autant que nous ne soyons pas pris dans lalogique fallacieuse de la nécessité d'échapper à un inconfort ou d'éviter qu'il ne survienne, puisque l'impératif prioritaire devient alors celui de s'en aller de la position qu'on occupe, quelle que soit la destination.
L'ACT définit les valeurs comme des directions de vie verbalement construites, globales, désirées et choisies. Elles peuvent se manifester à travers certains comportements mais jamais possédées comme on possède un objet. La valeur d'«être un professionnel compétent» n'est pas apparue le jour de l'examen. Elle était déjà là le jour où nous nous sommes inscrits à l'université ou dans une école professionnelle. Si nous regardons en arrière, nous pouvons voir comment elle a organisé depuis longtemps certains de nos comportements. Même celui qui reçoit le prix Nobel va continuer à construire des buts orientés par ses valeurs professionnelles. «Être un parent aimant, disponible et présent» ne s'arrête ni le jour où mon enfant atteint la majorité civile ni quand il quitte la maison ou quand il devient lui-même parent. «Prendre soin de ma santé» ou «construire une relation de couple basée sur l'amour et la confiance» ne sont pas des tâches que l'on peut terminer; elles peuvent de plus commencer n'importe où, n'importe quand et organiser le comportement dans n'importe quelle situation. Si je me procure des seringues propres pour m'injecter de l'héroïne, c'est déjà prendre soin de ma santé, et si je commence à me laver régulièrement pour augmenter mes chances de trouver une partenaire, j'ai déjà commencé à «construire une relation de couple basée sur l'amour et la confiance».
Nous qualifions les valeurs de «globales» parce qu'elles sont toujours disponibles. Valuer, c'est toujours ici et maintenant, et c'est toujours dans l'action. Les valeurs confèrent à notre action du moment un sens, une vitalité liée à l'impression que notre vie prend la forme que nous souhaitons lui donner. Il est aussi difficile de décrire cette sensation avec des mots qu'il serait difficile de décrire une couleur à une personne qui ne l'aurait jamais vue. C'est pourquoi l'ACT préfère utiliser des techniques permettant au patient de faire des expériences plutôt que de donner des «explications» verbales. De la même manière qu'on ne peut apprendre à un enfant la différence entre le rouge et le vert qu'en lui faisant voir des objets de ces deux couleurs, la différence entre une action valuée au sens où nous venons de le décrire et une action visant à échapper à des sensations et des pensées désagréables – ou à obtenir des sensations et des pensées agréables, ce qui est souvent pratiquement équivalent – peut difficilement être apprise autrement qu'en ayant un contact direct et personnel avec les sensations qu'il s'agit de discriminer. C'est pour la même raison que les ateliers expérientiels occupent une place de choix dans la formation en ACT.
Valuer, ce n'est pas juger ou décider rationnellement, valuer c'est choisir. L'ACT repose sur une vision contextualiste fonctionnelle du monde dans laquelle c'est le fonctionnement réussi qui sert de critère de véracité. Pour savoir si un fonctionnement est réussi, nous devons savoir dans quelle direction nous voulions aller. Les valeurs ont donc un rôle fondamental puisque ce sont elles qui fournissent l'étalon de référence, le «mètre» avec lequel nous allons mesurer le résultat de nos actions. Ce «mètre» ne peut être que choisi, il ne peut pas faire l'objet d'un jugement ou d'une évaluation raisonnée. Juger, c'est en effet appliquer une métrique verbale pour choisir entre différents cours d'action. On aboutit à un paradoxe logique si l'on veut évaluer les valeurs de cette manière puisqu'il nous faudrait pour ce faire disposer d'un étalon de référence et que ce sont les valeurs qui le fournissent. Si nous voulons évaluer nos valeurs, avec quel autre jeu de valeurs le ferons-nous ?
Valuer représente donc un processus intime et personnel, un libre choix de l'individu. Le lecteur attentif du matériel présenté sur ce site objectera que, puisque nous nous inscrivons dans une philosophie déterministe, nous ne pouvons pas parler de «libre choix». Je répondrai que nous le faisons ici dans le contexte du langage clinique. D'un point de vue scientifique, nous adhérons à la thèse développée par Dawkins qui a montré dans «Le gène égoïste» comment les valeurs d'altruisme chez l'être humain ont été sélectionnées par l'évolution. Le fait que l'action de valuer corresponde au résultat d'une sélection génétique puis culturelle et soit, de ce fait, déterminée par des facteurs extérieurs n'enlève rien au fait qu'au moment où nous devons nous-même choisir nos valeurs, nous ne pouvons que le faire de l'intérieur, sans chercher à nous protéger par des raisonnements verbaux. Pour un organisme non-verbal, un choix correspond simplement à une sélection entre différents cours d'action. En ce sens, chaque action est un choix. Pour l'être humain, le fait de choisir est compliqué par l'intervention des processus verbaux. Son intelligence va immédiatement construire toutes sortes de «raisons» verbales en faveur ou en défaveur des différents cours d'action envisageables. Si la sélection qu'il va faire entre différents cours d'action est justifiée et expliquée par ce type de raisonnement, elle procédera d'un jugement. Si par contre la personne remarque la présence des «pour et contre» verbaux que toute situation de choix entraîne inévitablement chez l'être humain et qu'elle «sélectionne simplement» un cours d'action, en présence de ces raisons mais pas pour ces raisons, alors nous parlons d'un choix. Dans ce sens particulier, les valeurs sont un choix. Nous avons vu que, comme les valeurs livrent la métrique de base servant à toute évaluation, elles ne peuvent pas elle-même être déterminées par une évaluation verbale. L'opération que nous venons de décrire (choisir en présence de raisons mais pas pour des raisons) nécessite des compétences de défusion cognitive et devient très difficile pour l'être humain quand il se laisse emprisonner dans les pièges de la logique verbale. On arrive à ce paradoxe apparent : Pour pouvoir valuer, il faut des compétences verbales. Celles d'un enfant de 6 ans y suffisent sans doute. Mais les processus verbaux peuvent aussi faire obstacle à l'action de valuer. Chez l'adulte, le travail sur les valeurs passera ainsi le plus souvent par des stratégies d'affaiblissement de la dominance des processus verbaux.