Comme la rapidité du cheval ou la longueur du cou de la girafe, l'intelligence humaine est un produit de l'évolution. Elle a donc été sélectionnée comme un mécanisme de survie permettant la matérialisation de dangers qui ne sont pas immédiatement présents, la mise en oeuvre de stratégies d'anticipation ainsi que l'élaboration d'une organisation sociale basée sur des règles verbalement transmissibles. L'intelligence est un outil de survie, pas un outil de bien-être. En même temps qu'elle confère à l'être humain un pouvoir inconnu de tout autre être vivant, elle l'afflige d'une lucidité lourde à porter : Quels que soient les avantages et les qualités du lieu dans lequel je me trouve, mon intelligence va automatiquement en repérer les inconvénients et me faire miroiter un ailleurs meilleur. Aussi heureux mon présent soit-il, elle va me dresser la liste des pertes auxquelles je peux m'attendre et des catastrophes que je puis encourir. Elle fonctionne ainsi comme une formidable machine à pourrir l'ici et le maintenant.
Notre capacité de représenter virtuellement des réalités futures ou lointaines comme si elles étaient présentes nous protège contre des dangers avec lesquels nous n'avons jamais eu de contact immédiat et nous permet d'échafauder des solutions à des problèmes complexes sans avoir à multiplier les essais et les erreurs. Mais nous ne pouvons pas l'inactiver temporairement comme on débranche son téléphone quand on veut être tranquille. La théorie des cadres relationnels qui propose un compte rendu scientifique du fonctionnement de l'intelligence humaine nous aide à mieux comprendre pourquoi.
Nous avons appris dès notre plus jeune âge à utiliser l'intelligence pour agir sur le monde qui nous entoure. Nous ne sommes pas davantage conscients de son fonctionnement que de la matérialité de l'air que nous respirons et il est probablement encore plus difficile de prendre conscience du fonctionnement de l'intelligence qu'il ne l'est d'être attentif à sa respiration. La voix intérieure qui sans cesse commente nos actes, planifie et prévoit, regrette ou critique, nous est si familière que nous avons tendance à nous confondre avec elle et à croire que ce qu'elle nous dit est la vérité – surtout quand elle nous dit que c'est la vérité !
Agir avec intelligence sur la réalité extérieure apporte des expériences de succès, des satisfactions grisantes. L'enfant reçoit très tôt le message qu'il peut aussi appliquer son intelligence pour modifier son monde interne : Ne pleure pas, ce n'est pas grave. Il ne faut pas avoir peur, il n'y a pas de monstres ici. Du haut de ses trois pommes, il peut avoir l'impression que les adultes réussissent à faire ce qu'ils préconisent puisqu'il ne les voit pas pleurer ou trembler.
Votre intelligence vous dit sans doute qu'il est effectivement possible de se faire une raison, de se convaincre que tout ira bien, et qu'il vaut mieux «penser positif» comme le préconise le «psy» de service dans votre journal du dimanche. Mais que vous dit votre expérience ? La question est complexe. Machine à survivre, sans cesse à l'affût de nouveaux problèmes à résoudre, l'intelligence a naturellement tendance à produire des pensées «négatives». On peut l'utiliser pour penser positif comme on peut utiliser une voiture pour rouler en arrière : On ne dispose alors que d'une seule vitesse fort lente et la position de conduite est peu naturelle. On fera un bout de chemin, mais pour un long voyage, on finira toujours par se retrouver en marche avant car la voiture est construite pour ça. Le psychanalyste René Diatkine a résumé l'aspect tragique de la condition de l'homme en disant : «A partir du moment où il quitte les bras de sa mère pour marcher seul vers le tombeau, la dépression est l'état naturel de l'homme».
L'intelligence fonctionne à merveille lorsqu'il s'agit d'éliminer un inconfort dans le monde situé à l'extérieur de la peau. Quand on cherche à éliminer un inconfort dans le monde intérieur, à se débarrasser d'une douleur, à oublier un souvenir pénible, à se convaincre qu'un événement qu'on redoute ne va pas se produire, elle est souvent utile... pour autant que la douleur ne soit pas trop forte ni trop durable, que le souvenir ne soit pas trop insistant ni l'inquiétude trop tenace. Les situations où l'application de l'intelligence au monde intérieur aboutit au but recherché apparaissent comme des exceptions confirmant la règle valable pour les événements privés (les pensées, les images mentales, les émotions, les sensations physiques) : Moins vous les voulez, plus vous les avez. L'ACT considère que ces caractéristiques de l'évitement d'expérience constituent un mécanisme jouant un rôle central dans de nombreuses psychopathologies.