Imaginez que votre vie est un bus. C'est vous qui tenez le volant dans vos mains. Les passagers, ce sont tous vos souvenirs, toute votre programmation, vos pensées, vos émotions, vos sensations physiques. Vous rappelez-vous du nom de votre institutrice durant la première année d'école ? Eh bien, Madame Campiche fait le voyage avec vous. Est-ce qu'elle vient souvent vous déranger ? Le plus souvent il s'agit d'un souvenir neutre et on peut dire qu'elle est assise quelque part au milieu du bus près d'une fenêtre, tranquille, regardant le paysage. A la différence du bus que nous prenons pour aller travailler dont le nombre de places est limité et dont les passagers montent et redescendent, celui de notre vie ne fait que s'allonger avec les années parce que les passagers qui sont montés ne redescendent jamais. En fait, ceux qui semblent être descendus ne sont jamais vraiment montés. Nous avons peut-être oublié le nom du camarade qui était notre voisin de pupitre dans la classe de Madame Campiche.
Mais il y a dans le bus un certain nombre de passagers qui ont une sale tête. Balafrés, menaçants, jouant avec un couteau à cran d'arrêt ou un coup de poing américain, ils boivent de la bière vautrés sur la banquette au fond du véhicule. Tant qu'ils y restent et ne se manifestent pas trop, nous pouvons nous sentir plus ou moins à l'aise si bien que nous sommes prêts à faire avec eux le compromis nécessaire pour qu'ils se tiennent tranquilles : renoncer à conduire le bus là où ils ne veulent pas aller. Ça ne pose pas trop de problèmes tant que la route est droite. Mais quand survient un carrefour, la question du choix de la direction se pose. Avec le temps, on finit par bien connaître les passagers menaçants et par savoir que, si on fait mine de s'engager dans telle ou telle direction, ils vont se précipiter dans le couloir et venir jusqu'à nous, tout près, nous menacer de leurs armes pour exiger que nous allions là où ils le veulent. Probablement que vous avez, comme moi, tout essayé : le plus logique est de tenter d'expulser les passagers du bus. Mais pour ça, il faut lâcher le volant. Là, notre vie n'avance plus. Et on finit toujours par constater qu'ils ont trouvé moyen de revenir par la porte de derrière quand on croyait s'en être débarrassé par devant. La seule manière d'être tranquille c'est finalement d'aller où ils veulent. Avec le temps, on peut les connaître si bien qu'on renonce même à actionner le clignoteur ou à toute autre velléité de s'écarter de la route tracée et on peut même finir par (presque) oublier la présence des importuns désormais calmés. Le prix à payer c'est que notre vie ne va plus dans la direction qui nous est chère. Est-ce que votre vie vous appartient ou est-ce que c'est celle de vos passagers, de la programmation dont votre passé vous a fait le dépositaire ? De quel métal les couteaux des passagers sont-ils faits ?