2.4. Le comportement gouverné par des règles
2.4. Le comportement gouverné par des règlesSkinner avait défini le concept de règle comme équivalent à un stimulus spécifiant la nature des contingences. Toutefois, son analyse n'était pas complète en ce sens qu'elle n'incluait pas les processus nécessaires chez l'auditeur pour que la règle puisse être comprise.
Les processus de cadrage relationnel étudiés par la TCR décrivent comment des mots et des phrases acquièrent une signification pour celui qui les entend (Hayes & Hayes, 1989), préalable indispensable pour qu'une règle au sens où l'entendait Skinner d'un stimulus spécifiant la nature des contingences puisse avoir une influence sur le comportement.
Nous distinguons avec des néologismes trois modalités fonctionnelles selon lesquelles une règle peut exercer son influence (Zettle & Hayes, 1982): La pliance («ply»), le pistage («tracking») et l'augmentage («augmental»).
La première et la plus simple des façons dont nous apprenons à suivre une règle correspond au concept d'obéissance : nous sommes récompensés pour avoir suivi la règle et punis pour l'avoir transgressée. Je mets mon bonnet pour que maman soit contente, ou pour éviter qu'elle soit fâchée. Ce type de règle est donc suivi en raison de renforcements d'ordre social. En fonction des conditions émotionnelles de renforcement et de punition avec lesquelles elles ont été assorties, certaines des règles qui nous ont été fixées pour être une bonne fille ou un bon garçon vont s'avérer extrêmement résistantes à toute modification et la moindre velléité de nous comporter autrement que ce qu'elles nous prescrivent pourra mobiliser une réaction émotionnelle intensément aversive à laquelle nous n'échapperons qu'en nous montrant, une fois encore, obéissants, «compliants», d'où le terme de «pliance». Il est important de noter que les comportements de rébellion ou de résistance pour lesquels nous utilisons le terme de «contrepliance» ne diffèrent pas fondamentalement de la pliance en ce sens que, quand on prend systématiquement le contre-pied d'une règle établie, ce sont une fois encore les conséquences d'ordre social et non les contingences naturelles qui déterminent le comportement. Il y a donc une grande similitude fonctionnelle entre les actions d'obéissance et les actions de révolte.
Nous apprenons ensuite à suivre une règle par l'expérience de récompenses et de punitions qui ne sont plus dispensées par des personnes, mais simplement par le résultat de notre comportement. Si la règle représente un «mode d'emploi» correct du monde qui m'entoure, les conséquences d'un comportement conforme à la règle seront renforçantes. Je mettrai maintenant mon bonnet quand il fait froid parce que j'ai fait à maintes reprises l'expérience qu'il m'apportait un confort accru. Une telle règle me signale quel est le chemin à suivre pour arriver au but qui est le mien, d'où le terme que nous avons choisi pour traduire le concept de «tracking». Toute pliance nécessite qu'un membre de la communauté verbale fasse une discrimination à propos de la source du comportement qu'il observe. Dans ce sens, la contingence impliquée dans la pliance est toujours arbitraire. Par contraste, le pistage met celui qui suit une règle en contact avec les contingences naturelles qui vont déterminer si le comportement sera maintenu. Signalons en passant que la distinction «naturel/arbitraire» n'est pas la même que la distinction «non-social/social». Une règle disant à quelqu'un comment se comporter pour être aimé par les autres pourrait par exemple constituer une instance de pistage. La distinction entre pliance et pistage est fonctionnelle et non formelle. Une règle peut être présentée sous toutes les apparences d'une piste et induire néanmoins une pliance. L'adolescent auquel son père dira de manière parfaitement pertinente : «Tu n'auras que des ennuis si tu continues à fréquenter ce genre d'amis» va probablement lui rétorquer qu'il devrait cesser d'essayer de le contrôler. (Hayes et al. 1999, p. 36)
La façon probablement la plus élaborée dont nous pouvons suivre une règle correspond à la notion d'augmentage. Un augmenteur est une règle qui va modifier la manière dont un événement fonctionnera en tant que conséquence d'un comportement. La publicité fait un usage étendu de cette forme de règles. Si nous entendons, un jour d'été, la voix sortant du poste de radio nous suggérer qu'un bon coca bien glacé serait vraiment la manière la plus cool de nous passer la soif, il y a des chances pour que la fonction renforçante de cette boisson soit au moins momentanément accrue pour bon nombre d'entre nous. Les processus d'augmentage sont en relation avec la notion de valeur et nous les utilisons dans le travail thérapeutique pour construire la motivation nécessaire au changement.
Si elle ouvre d'innombrables possibilités à l'humain, l'aptitude à voir son comportement influencé par des règles a un prix : le comportement gouverné par des règles est en effet remarquablement résistant à des changements dans les contingences naturelles. Dans une expérience (Hayes et al., 1986) où un groupe de sujets avaient appris à résoudre un problème par l'expérience d'essais et d'erreurs et l'autre par une règle apprise, seule la moitié de ce du second groupe ont pu le résoudre quand les données en avaient été modifiées à leur insu tandis que l'ensemble des sujets du premier groupe y parvenaient.
2.4.1 Problématique des techniques d'affirmation de soi
2.4.1 Problématique des techniques d'affirmation de soiL'entraînement aux techniques d'affirmation de soi est sans doute très utile mais nous observons souvent que les résultats ne sont pas à la hauteur de nos espérances. Je me souviens du précieux enseignement de Frédéric Fanget précisant qu'une situation où on serait menacé par des voleurs exigeant sous la menace d'un couteau qu'on leur remette son portefeuille n'était peut-être pas le moment le mieux choisi pour mettre en oeuvre la technique «JEEPP». Si elle constitue certainement une règle supplémentaire nuançant et précisant celles transmises par la technique, une telle remarque ne rémédiera probablement que très partiellement aux problèmes inhérents à une telle approche tels qu'ils ont été détaillés par Hayes et coll. dans un chapitre dont je traduis ci-dessous un extrait significatif :
Les approches comportementales de l'entraînement aux compétences sociales ont traditionnellement été sous-tendues par les hypothèses suivantes :
1. Le client est vu comme souffrant d'un déficit (ou d'un excès) dans un domaine particulier de compétences.
2. Le thérapeute est en mesure d'identifier et de décrire les compétences sociales que le client doit acquérir ou modifier.
3. Le thérapeute a la possibilité de faire acquérir les compétences en question au client grâce à des instructions verbales, des jeux de rôle et des processus de modelage.
4. Le thérapeute est en mesure de perfectionner les compétences en question en donnant au client un feedback quant à la manière dont ses performances se rapprochent de l'idéal qui lui a été enseigné.
Même si cette approche traditionnelle a parfois donné de bons résultats, elle reste problématique pour les raisons suivantes :
2.1.1 Opérationalisation du comportement cible
L'approche traditionnelle repose sur l'idée qu'il est possible d'opérationaliser le comportement particulier qu'on cherche à établir. Il demeure pourtant très difficile de décrire les composantes spécifiques d'une «compétence sociale». Puisque ce n'est que quand un comportement cible peut être opérationalisé que le thérapeute est en mesure de l'établir par formage d'approximations successives du comportement désiré, des centaines d'études ont été effectuées ces 20 dernières années pour identifier les composantes des compétences sociales; elles n'ont à ce jour permis d'identifier qu'une poignée de composantes qui ne rendent compte que d'une petite part de la variation des performances sociales.
Le problème semble résider dans le fait que les comportements sociaux sont extrêmement complexes et difficiles à classifier. Les compétences sociales peuvent inclure des classes entières de comportements ayant des similitudes fonctionnelles mais peu de points communs au plan structural et topographique. En plus de la forme des comportements concernés, des questions complexes de timing, de contrôle situationnel etc. rendent particulièrement difficile la tâche d'établir une liste des composantes des compétences sociales.
Compte tenu de notre hypothèse qu'une réponse n'a pas de sens en-dehors de son contexte, une spécification des comportements-cible est impossible sans référence au contexte. Si nous ignorons le contexte, nous ne pouvons plus que nous reposer sur des descriptions topographiques du comportement, c'est-à-dire sur la structure plutôt que sur la fonction du comportement. Une telle approche représente une distorsion complète de la perspective behavioriste. Le sourire produit par une personne à qui on a dit «Souriez et je vous donnerai un euro» n'est pas le même comportement que celui produit par un sujet découvrant dans son courrier la lettre d'un vieil ami.
Quand on s'intéresse à des difficultés sociales faciles à discriminer comme des comportements auto- et hétéroagressifs ou un manque d'hygiène, les définitions structurales peuvent s'avérer adéquates car on peut partir de l'a priori d'un contexte social consistant : Un manque d'hygiène aura les mêmes conséquences dans un vaste éventail de situations sociales et on pourra dans un tel cas s'en tenir à la mesure des topographies du comportement sans risquer de tomber dans la confusion.
D'autres actions vont par contre avoir des formes et des effets extrêmement variables selon le contexte dans lequel elles se produiront. Lorsqu'on essaie par exemple de répondre à des questions comme : «Comment est-ce que je peux arriver à être proche de quelqu'un ?» ou «Pourquoi est-ce que j'attire toujours des partenaires qui vont ensuite m'abandonner ?», la difficulté inhérente à la perspective topographique et structurale devient évidente. La littérature relative aux compétences sociales a traditionnellement cherché à opérationaliser de manière topographique les comportements-cible; une telle approche demeure ainsi problématique si l'on veut rester fidèle à un modèle privilégiant l'aspect fonctionnel.
Si l'on s'attelle à la mesure du contexte, les problèmes inhérents à l'approche classique deviennent évidents. Même s'il était possible d'identifier chaque composante des compétences sociales et de metre chacune d'entre elles en relation avec tous les contextes imaginables, il en résulterait une liste de plusieurs milliers de règles qui serait virtuellement impossible à enseigner. Il faudrait des générations pour la développer, et, comme beaucoup de comportements sociaux sont affaire de conventions qui changent avec le temps, cette liste devrait être constamment remise à jour.
2.1.2 Généralisation
Le problème de la généralisation représente une autre question que la littérature traditionnelle à propos des compétences sociales n'est jamais parvenue à résoudre de manière satisfaisante. On observe en effet certes des changements comportementaux dans le contexte dans lequel l'entraînement a été dispensé, mais il reste le plus souvent très difficile d'obtenir qu'ils se généralisent à d'autres contextes.
2.1.3 Entraînement reposant sur des règles
La littérature de base sur le comportement gouverné par des règles nous apprend que, lorsqu'on s'efforce d'enseigner un comportement précis, il risque de devenir insensible aux nombreuses autres contingences pertinentes à tout moment. Même s'il était possible d'identifier un ensemble particulier de comportements dont l'acquisition serait bénéfique pour un individu, le fait de l'établir par le biais d'instructions verbales est susceptible de le rendre insensible aux particularités d'une situation différant de la situation d'entraînement. En d'autres mots, le comportement restera sous le contrôle des instructions du thérapeute et non sous celui de la situation sociale dans laquelle le sujet évoluera le moment venu.