2.3. La théorie des cadres relationnels

2.3. La théorie des cadres relationnels

Cette page constitue la traduction française de la page RFT.

La théorie des cadres relationnels (TCR) rend compte d'un point de vue explicitement psychologique du langage et de la cognition humaines. Conçue pour comprendre de manière pragmatique des comportements humains complexes, elle offre des instruments empiriques et conceptuels permettant d'aborder l'analyse expérimentale de pratiquement toute question significative dans le domaine visé. En outre, la TCR offre un compte-rendu fonctionnel de la structuredu savoir verbal et de la cognition, créant ainsi un lien important entre les perspectives traditionnellement divergentes de la psychologie cognitive et de la psychologie comportementale.

La TCR offre différents avantages par rapport aux théories du langage et de la cognition déjà élaborées. Nous pensons que ces avantages de la TCR la rendent intéressante non seulement pour les théoriciens behavioristes mais aussi pour les psychologues cognitivistes, les thérapeutes, les éducateurs et d'une façon générale toute personne intéressée à mieux comprendre la condition humaine. Cliquez sur un lien ci-dessous ou ci-contre (sous FAQ, vous trouverez par exemple des réponses (en anglais) à certaines question fréquemment posées à propos de la TCR) pour en apprendre davantage à propos de la TCR, ou visitez le forum RFT (en anglais) pour participer ou simplement assister aux discussions en cours.

Philippe Vuille

2.3.1. La TCR expliquée simplement (ou presque...)

2.3.1. La TCR expliquée simplement (ou presque...)

Le propos de la TCR est d'offrir une analyse du comportement verbal et des phénomènes cognitifs propres à l'être humain qui puisse s'appuyer sur les concepts de base définis par le behaviorisme dont la connaissance constitue un préalable indispensable à la compréhension de la discussion qui va suivre.

Le behaviorisme décrit comment des phénomènes de conditionnement conduisent à une transformation des fonctions d'un stimulus donné. Un stimulus peut avoir toutes sortes de fonctions :
• Des fonctions discriminatives (la couleur rouge d'un abricot offre l'occasion pour mon comportement de le choisir d'être récompensé).
• Des fonctions renforçantes (le goût sucré de l'abricot survenant comme une conséquence de mon action de le manger va entraîner une augmentation de la probabilité des comportements appartenant à cette classe de réponses).
• Des fonctions punitives. Le conditionnement aversif est généralement rejeté par les behavioristes en tant que technique de modification du comportement. Cela dit, on conseille aux propriétaires de chien qui trouvent judicieux de punir leur animal de ne pas le frapper de la main mais d'utiliser un journal roulé afin de diminuer le conditionnement de la main comme stimulus aversif. Dans cet exemple, le stimulus constitué par le journal roulé dans la main du maître acquiert des fonctions punitives.
• Etc. (on pourrait varier les exemples à l'envi).

Le stimulus constitué par quelques gouttes de citron sur la langue a la fonction de déclencher une sécrétion salivaire, et ce sans qu'aucun processus d'apprentissage ne soit nécessaire. Dans les expériences classiques de Pavlov, le stimulus initialement neutre du tintement de la cloche acquiert une fonction similaire de déclenchement de la sécrétion salivaire. Nous utilisons le terme de «conditionnement» pour désigner ce phénomène de transformation des fonctions d'un stimulus.

La manière la plus simple de définir un opérant consiste à en décrire la topographie (c'est-à-dire la forme concrète du comportement observé), ce qui n'est jamais tout-à-fait correct puisque la notion d'opérant est définie de façon fonctionnelle et non topographique. Ce type de raccourci est utile et ne pose pas de problèmes dans la plupart des applications pratiques; y recourir de façon habituelle peut toutefois rendre difficile la compréhension du concept d'opérant purement fonctionnel. L'exemple le plus typique d'un tel opérant est l'imitation généralisée : En renforçant une réponse à chaque fois que sa topographie est similaire à celle d'un comportement présenté et en variant fréquemment, sur un grand nombre d'essais, la forme de la gestique à imiter, on peut entraîner non seulement chez l'être humain mais chez bon nombre d'animaux une classe de réponses qui n'ont entre elles aucun point commun topographique tout en ayant la même fonction.

Répondre relationnellement constitue un autre exemple d'un opérant purement fonctionnel. Un singe ou une otarie peuvent être entraînées de manière à toujours choisir le plus grand de deux objets. Ainsi, dans une série d'essais, l'animal chez qui un tel opérant a été établi pourra être renforcé pour choisir l'objet B, plus grand que l'objet A. Au prochain essai, il choisira l'objet C, plus grand que l'objet B, ce quand bien même il venait d'être renforcé pour avoir choisi B. Beaucoup d'animaux sont capables de répondre ainsi à la relation entre les propriétés non-arbitraires de deux stimuli (relation pouvant en elle-même être considérée comme un stimulus).

L'être humain a la capacité d'apprendre à répondre relationnellement à des objets d'une manière qui n'est pas définie par les propriétés physiques des objets, mais par d'autres aspects de la situation (Hayes et al. 2001, p. 21). On parle alors de réponse relationnelle arbitrairement applicable (RRAA). Ce type de réponse s'est avéré très difficile à entraîner chez les animaux, y compris les primates, tandis qu'elle peut très facilement l'être chez les êtres humains à partir de l'âge (environ 18 mois) où leur compétence verbale commence à se développer.

Une réponse relationnelle de cette sorte ne dépend plus seulement des propriétés physiques des objets mis en relation (...) Elle est arbitrairement applicable. Nous entendons simplement par arbitrairement applicable le fait que, dans certains contextes, une telle réponse est sous le contrôle de particularités susceptibles d'être modifiées par simple convention sociale (Hayes et al., 2001, p. 21). Le fait que la pièce de 50 centimes suisse, plus petite que celles de 10 et de 20 centimes, vaut davantage, de la même manière que la «dime» américaine a plus de valeur que le nickel pourtant physiquement plus grand sont des exemples de ce que peut impliquer la notion de réponse relationnelle arbitrairement applicable (RRAA).

J.T. Blackledge nous offre une compréhension facilitée de la notion de propriété arbitraire ou non-arbitraire : le terme «non-arbitraire» désigne les propriétés physiques d'un stimulus susceptibles d'être, de façon immédiate, vues, entendues, senties (olfaction), goûtées ou touchées. Nous pouvons qualifier d'arbitraires toutes les autres propriétés d'un stimulus. Il est intéressant de remarquer que ce sont ces propriétés-là qui occupent l'essentiel de notre discours et de nos pensées : Ça, c'est bien, ça, c'est pas bien, ceci est important, mais pas cela, celui-ci est cher, cet autre est meilleur marché, c'est magnifique, c'est épouvantable, c'est honteux, etc. Blackledge propose encore un exemple de RRAA : On peut entraîner un phoque à choisir systématiquement le plus grand d'une série d'objets qu'il n'a jamais vus auparavant. Si on le mettait en présence du président des Etats-Unis, d'un employé de banque et d'un clochard, il choisirait celui qui est physiquement le plus grand des trois tandis qu'une personne disposant de compétences verbales ferait probablement la discrimination entre l'importance de l'homme et sa taille et réaliserait ainsi que, dans ce contexte, le plus grand n'est pas forcément le plus long. Le fait qu'en lisant ces lignes nous pouvons tous avoir des réactions différentes illustrant une variété d'opinions à propos du concept d'importance et de la manière dont il est appliqué dans cet exemple constitue une des subtilités du comportement verbal !

La TCR affirme que le fait de répondre relationnellement peut être décrit comme un opérant généralisé auquel les principes régissant le comportement opérant des organismes non-verbaux peuvent légitimement être appliqués. La notion de cadre ne doit pas être comprise dans une perspective mentaliste comme une structure qui serait localisée quelque part à l'intérieur du sujet mais comme une activité; la tendance du langage à «substantiver» par commodité des concepts se référant à des actions ou des processus peut ici encore poser problème. «Cadrer relationnellement» apparaît comme une compétence que nous acquérons très tôt dans la vie grâce à un entraînement portant sur un très grand nombre d'exemples. Le premier des cadres (il faudrait plutôt, pour être tout-à-fait correct, dire : la première des façons de cadrer relationnellement) que l'enfant apprend est le cadre de coordination. «Ça, c'est une balle !» Les mots «ça c'est une...», la gestique avec laquelle nous pointons l'objet ainsi que d'autres aspects du contexte fonctionneront comme un Crel, un signal contextuel susceptible d'entraîner l'application d'un type particulier de réponse relationnelle à la balle elle-même et à l'événement auditif "balle". Dans le cas particulier, un "cadre de coordination", avec pour résultat une relation d'équivalence (Hayes et al. 2001, p. 30). A travers des centaines et des milliers d'exemples de ce type, l'enfant est récompensé à chaque fois qu'il émet une comportement montrant qu'il a cadré correctement. Typiquement, l'adulte lui dira ensuite : «Où est la balle ?» et renforcera un comportement d'orientation en direction de la balle par des marques d'approbation et de tendresse. Une fois cette première modalité bien établie, différentes façons de cadrer contrôlées par d'autres signaux contextuels seront acquises : Cadre d'opposition, cadre de distinction, cadre de comparaison, cadre hiérarchique, cadre temporel, etc. Il est intéressant de remarquer que la dimension physique appelée «temps» ne peut être ni touchée, ni vue, ni entendue, ni goûtée, ni sentie. Elle constitue un exemple des domaines que l'aptitude à la RRAA ouvre à l'être humain.

L'action de cadrer relationnellement a pour conséquence une transformation des fonctions d'un stimulus. Si vous entendez le mot «chocolat», il y a de fortes chances que cette suite de sons acquière pour vous certaines des fonctions du chocolat réel. Peut-être visualiserez-vous l'emballage de votre marque préférée, peut-être entendrez-vous le son du papier d'argent qui se déchire ou celui de la tablette qui se rompt, peut-être aurez-vous une réminiscence du goût d'un carré de chocolat fondant dans votre bouche ? Vous aurez remarqué que les différentes phrases qui précèdent ont éveillé en vous différentes modalités sensorielles. Chaque phrase a constitué un Cfunc, un signal contextuel contrôlant laquelle des fonctions du chocolat a été transférée par le fait de cadrer relationnellement le son «chocolat» (ou la suite de signes tracés sur le papier formant ce mot) avec la confiserie brune obtenue à partir de la fève du cacaoyer. Si je vous parle d'un grand verre de jus d'orange bien frais sur un plateau par une chaude journée d'été, les fonctions du jus d'orange qui sont transférées ne sont pas les mêmes que si je vous dis que vous avez renversé le même verre de jus d'orange sur la robe de votre voisine dans une soirée de gala.

Nous avons vu que les relations d'équivalence établies par le cadre de coordination ne sont qu'un cas particulier des différentes façons de cadrer décrites par la TCR. Dans une relation d'équivalence, la théorie classique du comportement parle du «transfert» des fonctions du stimulus. Dans d'autres types de cadrage comme le cadrage d'opposition, les fonctions d'un stimulus ne sont pas simplement transférées mais transformées, comme le montre l'exemple suivant : Supposons qu'une personne a été entraînée à choisir le stimulus B comme le «contraire» du stimulus A. Supposons maintenant que nous avons donné à A une fonction punitive conditionnée, par exemple en associant régulièrement A à une perte de points. Nous pouvons prédire que B va alors acquérir une fonction renforçante en vertu de sa relation d'«opposition» au stimulus punitif A (...) Il ne paraîtrait pas correct dans un tel cas de dire que les effets renforçants ont été «transférés» puisqu'ils ont été acquis de manière indirecte par le biais de la relation d'opposition entre B et un stimulus punitif. Il semble plus approprié d'utiliser le terme de transformation plutôt que celui de transfert et c'est pour cette raison que la TCR a adopté le terme général de transformation des fonctions d'un stimulus. Nous continuerons à utiliser le terme de transfert des fonctions d'un stimulus, mais nous le réserverons aux situations dans lesquelles la relation sous-jacente a pour effet la dérivation de fonctions similaires à celles qui avaient été entraînées ou qui étaient préexistantes (Hayes et al. 2001, p. 32) .

Pour suivre jusqu'ici, vous avez sans doute dû surmonter quelques difficultés. En voici une dernière qui me donne encore et toujours du fil à retordre : Immédiatement après la dernière phrase de la citation tirée de la page 21 dulivre consacré à la TCR par Hayes et al., on lit : Dans les situations de langage naturel, cette classe de réponses n'est toutefois généralement pas appliquée de manière arbitraire car le langage est étroitement lié aux caractéristiques non-arbitraires de l'environnement. Ainsi, comme le résume Blackledge la TCR décrit essentiellement l'application non arbitraire de réponses relationnelles dérivées arbitrairement applicables. Il reconnaît que la terminologie semble difficile et est résolument technique, mais nous venons d'en décrire la plupart des composantes. Il vaut la peine de lire l'article dans lequel il a réalisé le tour de force de résumer une théorie complexe en 13 pages relativement faciles d'accès. J'espère mettre prochainement une traduction de ce texte à disposition des lecteurs francophones.

C'est la capacité d'appliquer de façon arbitraire des réponses dérivées relationnellement qui rend possible le langage humain et qui lui donne toute sa puissance (pour le meilleur et pour le pire). Une fois que nous avons en main ce merveilleux outil, nous devons nous en servir pour interagir (de manière si possible efficace) avec un monde essentiellement fait de choses «non-arbitraires» qui peuvent être vues, toucées, senties, etc. Cette dualité, ces allers et retours entre la dimension arbitraire et la dimension non-arbitraire sont probablement au coeur de l'ambiguïté de beaucoup de problèmes auxquels nous devons faire face. Et représentent aussi une des difficultés majeures dans la compréhension de la TCR !

Philippe Vuille

2.3.2. Les avantages de la TCR

2.3.2. Les avantages de la TCR

Cette page constitue la traduction de la page Advantages of RFT.

Les avantages de la TCR comme approche du langage et de la cognition humaines.

Il existe de nombreuses théories – issues de diverses disciplines – qui s'efforcent d'expliquer le langage et la cognition humaines. Qu'est-ce que la TCR peut bien offrir d'unique ou de particulier sur un terrain déjà aussi densément occupé ?

Nous croyons que l'approche fonctionnelle et contextualiste choisie par la TCR pour aborder la compréhension des comportements humains complexes a permis le développement d'un système d'analyse offrant de nombreux avantages par rapport aux modèles traditionnels du langage et de la cognition (modèle structuraliste, modèle de la «transmission de l'information») (Blakledge, 2003). On citera notamment :

• La TCR est une approche parcimonieuse reposant sur un relativement petit nombre de principes et de concepts de base pour rendre compte des phénomènes du langage et de la cognition.

• La TCR est précise, elle permet de mener une étude du langage humain en accord avec les processus qui la composent dont la définition est soigneusement spécifiée.

• La TCR a une large portée, elle propose des explications plausibles et de nouvelles approches empiriques pour un large éventail de comportements humains complexes, à la fois en matière de réflexion théorique et de recherche appliquée (citons la résolution de problèmes, les métaphores, le soi, la spiritualité, les valeurs, le comportement gouverné par des règles, la psychopathologie, etc.)

• La TCR a de la profondeur, c'est-à-dire que ses analyses concordent avec des descriptions bien admises à d'autres niveaux d'analyse. Elle rend par exemple compte de manière plausible de phénomènes culturels comme l'amplification de la connaissance; des recherches récentes en neurologie montrent que les processus cérébraux pouvant être mis en évidence chez des sujets s'engageant dans des réponses relationnelles dérivées correspondent aux prédictions émises par la TCR pour les phénomènes liés au langage; le type d'histoire d'apprentissage postulée par les modèles connectionnistes pour que des cadres relationnels soient établis concorde avec la TCR.

• Les principes de la TCR sont accessibles à l'observation directe, en particulier dans des conditions de laboratoire; ainsi, il n'est jamais nécessaire d'affaiblir la théorie en inférant des structures ou des processus non-observables comme des schémas cognitifs ou des instruments d'acquisition du langage.

• La TCR est solidement étayée par des recherches expérimentales qui en ont sans exception confirmé les principes. Au-delà de plus de 30 publications scientifiques explicitement consacrées à la TCR, la théorie rend compte de façon pertinente des données recueillies dans les centaines d'études effectuées depuis 1971 dans le domaine de l'équivalence des stimuli. La TCR a passé avec succès tous les tests empiriques auxquels elle a été soumise; à l'heure actuelle, chacun des principes qu'elle affirme est étayé par un minimum de données et aucune donnée contredisant la théorie n'a été recueillie.

• La TCR comporte des applications cliniques directes, ce qui ne semble pas être le cas des autres théories du langage et de la cognition humaines. Les applications cliniques de la TCR (en particulier la thérapie d'ACceptation et d'engagemenT mais aussi des méthodes visant à un changement d'attitude ou des procédures mises en oeuvre pour les problèmes de préjugés et de discrimination) ont fait l'objet de près de 30 études expérimentales qui en ont montré l'efficacité et bon nombre d'applications potentielles sont encore en voie de développement.

• La TCR est générative. La théorie conduit rapidement au développement d'approches expérimentales nouvelles dans pratiquement tous les domaines importants du langage et de la cognition humaines, approches qui se sont avérées (jusqu'à présent) fructueuses.

• La TCR est testable. Son affirmation principale (à savoir que le fait de dériver des relations peut être compris comme un comportement opérant obéissant aux lois de l'apprentissage) est accessible à l'expérimentation. Si les cadres relationnels n'ont pas un développement progressif, s'il ne sont pas contrôlés par le contexte, s'il ne répondent pas au formage par le biais de l'entraînement reposant sur la présentation d'exemples multiples et s'ils ne répondent pas aux conséquences, alors la théorie est fausse. De plus, l'affirmation émise par la TCR selon laquelle la notion de cadre relationnel constitue le phénomène fondamental du langage humain peut être soumise à l'expérimentation de manière directe et pragmatique. Si par exemple la TCR ne permet pas de développer des interventions éducatives plus efficaces que celles couramment utilisées, il faudra considérer la théorie comme un échec. (Voir la section sur les résultats expérimentaux).

• La TCR est progressive. La TCR étaie les phénomènes appartenant à la «ceinture de protection» du paradigme comportementaliste tout en restant générative dans le sens décrit ci-dessus (voir Lakatos pour cette façon de concevoir la progressivité). La TCR est une théorie comportementale reposant sur l'ensemble des principes comportementaux de base connus à l'heure actuelle mais elle entraîne le comportementalisme dans une direction fondamentalement nouvelle comportant des implications profondes et stimulantes dans pratiquement tous les domaines en relation avec les comportements humains complexes. Et elle fait sans alourdir les principes de base du paradigme behavioriste de corrections surajoutées.

• La TCR est cohérente. Son fondement philosophique est clairement articulé. Ses présupposés sont clairement énoncés; ses concepts soigneusement définis; et tous ces différents niveaux s'ajustent entre eux sans déhiscence.

Philippe Vuille

2.3.3. L'intelligence verbale

2.3.3. L'intelligence verbale

Comme la rapidité du cheval ou la longueur du cou de la girafe, l'intelligence humaine est un produit de l'évolution. Elle a donc été sélectionnée comme un mécanisme de survie permettant la matérialisation de dangers qui ne sont pas immédiatement présents, la mise en oeuvre de stratégies d'anticipation ainsi que l'élaboration d'une organisation sociale basée sur des règles verbalement transmissibles. L'intelligence est un outil de survie, pas un outil de bien-être. En même temps qu'elle confère à l'être humain un pouvoir inconnu de tout autre être vivant, elle l'afflige d'une lucidité lourde à porter : Quels que soient les avantages et les qualités du lieu dans lequel je me trouve, mon intelligence va automatiquement en repérer les inconvénients et me faire miroiter un ailleurs meilleur. Aussi heureux mon présent soit-il, elle va me dresser la liste des pertes auxquelles je peux m'attendre et des catastrophes que je puis encourir. Elle fonctionne ainsi comme une formidable machine à pourrir l'ici et le maintenant.

Notre capacité de représenter virtuellement des réalités futures ou lointaines comme si elles étaient présentes nous protège contre des dangers avec lesquels nous n'avons jamais eu de contact immédiat et nous permet d'échafauder des solutions à des problèmes complexes sans avoir à multiplier les essais et les erreurs. Mais nous ne pouvons pas l'inactiver temporairement comme on débranche son téléphone quand on veut être tranquille. La théorie des cadres relationnels qui propose un compte rendu scientifique du fonctionnement de l'intelligence humaine nous aide à mieux comprendre pourquoi.

Nous avons appris dès notre plus jeune âge à utiliser l'intelligence pour agir sur le monde qui nous entoure. Nous ne sommes pas davantage conscients de son fonctionnement que de la matérialité de l'air que nous respirons et il est probablement encore plus difficile de prendre conscience du fonctionnement de l'intelligence qu'il ne l'est d'être attentif à sa respiration. La voix intérieure qui sans cesse commente nos actes, planifie et prévoit, regrette ou critique, nous est si familière que nous avons tendance à nous confondre avec elle et à croire que ce qu'elle nous dit est la vérité – surtout quand elle nous dit que c'est la vérité !

Agir avec intelligence sur la réalité extérieure apporte des expériences de succès, des satisfactions grisantes. L'enfant reçoit très tôt le message qu'il peut aussi appliquer son intelligence pour modifier son monde interne : Ne pleure pas, ce n'est pas grave. Il ne faut pas avoir peur, il n'y a pas de monstres ici. Du haut de ses trois pommes, il peut avoir l'impression que les adultes réussissent à faire ce qu'ils préconisent puisqu'il ne les voit pas pleurer ou trembler.

Votre intelligence vous dit sans doute qu'il est effectivement possible de se faire une raison, de se convaincre que tout ira bien, et qu'il vaut mieux «penser positif» comme le préconise le «psy» de service dans votre journal du dimanche. Mais que vous dit votre expérience ? La question est complexe. Machine à survivre, sans cesse à l'affût de nouveaux problèmes à résoudre, l'intelligence a naturellement tendance à produire des pensées «négatives». On peut l'utiliser pour penser positif comme on peut utiliser une voiture pour rouler en arrière : On ne dispose alors que d'une seule vitesse fort lente et la position de conduite est peu naturelle. On fera un bout de chemin, mais pour un long voyage, on finira toujours par se retrouver en marche avant car la voiture est construite pour ça. Le psychanalyste René Diatkine a résumé l'aspect tragique de la condition de l'homme en disant : «A partir du moment où il quitte les bras de sa mère pour marcher seul vers le tombeau, la dépression est l'état naturel de l'homme».

L'intelligence fonctionne à merveille lorsqu'il s'agit d'éliminer un inconfort dans le monde situé à l'extérieur de la peau. Quand on cherche à éliminer un inconfort dans le monde intérieur, à se débarrasser d'une douleur, à oublier un souvenir pénible, à se convaincre qu'un événement qu'on redoute ne va pas se produire, elle est souvent utile... pour autant que la douleur ne soit pas trop forte ni trop durable, que le souvenir ne soit pas trop insistant ni l'inquiétude trop tenace. Les situations où l'application de l'intelligence au monde intérieur aboutit au but recherché apparaissent comme des exceptions confirmant la règle valable pour les événements privés (les pensées, les images mentales, les émotions, les sensations physiques) : Moins vous les voulez, plus vous les avez. L'ACT considère que ces caractéristiques de l'évitement d'expérience constituent un mécanisme jouant un rôle central dans de nombreuses psychopathologies.

Philippe Vuille

2.3.4. L'évitement d'expérience

2.3.4. L'évitement d'expérience

Le concept de l'évitement d'expérience Hayes et al. 1996 est pris en compte d'une manière ou d'une autre par les principales écoles de psychothérapie. Lever le refoulement empêchant les représentations mentales menaçantes d'accéder à la conscience représente un des objectifs thérapeutiques principaux de la psychanalyse freudienne. Les thérapeutes rogériens cherchent à promouvoir une attitude d'ouverture devant l'expérience. La thérapie gestaltiste considère que le blocage ou l'interruption d'émotions est au coeur de nombreux problèmes psychologiques, une position à laquelle adhèrent aussi les tenants de la psychothérapie existentielle qui s'intéressent toutefois plus particulièrement à l'évitement de la peur de la mort.

Les thérapies comportementales et cognitives ont abordé le problème différemment en développant des procédures permettant aux patients de mieux réussir à éviter certaines expériences pénibles comme des pensées «négatives» ou des états émotionnels désagréables. Toutefois, des approches récemment développées comme la thérapie comportementale-dialectique ou ACT prennent en compte l'évitement d'expérience comme un aspect central de leur démarche thérapeutique et les thérapies cognitives constructivistes évoluent vers une position où il s'agit moins de contrôler les émotions négatives que de les prendre en compte comme un aspect essentiel de l'expérience vécue.

Ce sont les compétences verbales de l'être humain qui le rendent capable de construire des stratégies pour éviter des événements privés comme des pensées, des images ou des sensations physiques en même temps qu'elles créent les situations où de telles stratégies apparaissent comme nécessaires puisque des stimuli internes peuvent se voir conférer par conditionnellement relationnel les fonctions de dangerosité de réalités extérieures menaçantes.

Prenons l'exemple d'un rat entraîné à presser un levier A s'il a récemment reçu un choc électrique et un levier B s'il n'a pas été récemment choqué. Presser le levier A revient pour lui à «dire» qu'il a été choqué. Cela ne lui pose aucun problème: le choc était certes aversif mais le fait de le «rapporter» ne l'est pas puisqu'il n'a pas pour conséquence l'expérience d'un nouveau choc, mais l'obtention d'un granule de nourriture. Un être humain pourra par contre éprouver de grandes difficultés à parler d'un événement traumatisant, puisque, comme en rend compte la TCR, quand il interagit symboliquement avec un événement, les fonctions du référent sont psychologiquement présentes dans le symbole et vice-versa et peuvent de surcroît, dans certaines conditions, s'étendre à d'autres symboles via un réseau de termes en relation les uns avec les autres. En raison de ce phénomène de transformation bidirectionnelle des fonctions d'un stimulus, la souffrance éprouvée au moment du traumatisme est revécue par le sujet quand il en parle ou quand il y pense.

Le terme «émotion» désigne un processus complexe dans lequel des sensations physiques sont associées à des cognitions sous forme de pensées verbales et/ou de représentations imagées, la composante cognitive comportant régulièrement une dimension d'évaluation : La joie, la détente et l'amour sont «bonnes» tandis que l'angoisse, la colère et la tristesse sont «mauvaises». Pour un être humain, l'angoisse n'est pas simplement un état caractérisé par la présence simultanée de certaines sensation physiques et de certaines tendances à l'action, mais une catégorie verbale évaluative et descriptive intégrant un large éventail d'expériences comme des souvenirs, des pensées, des évaluations et des comparaisons sociales. La bidirectionalité des processus fondant le langage crée l'illusion que le caractère «mauvais» que nous attribuons à l'anxiété constitue une qualité inhérente à l'émotion elle-même. Nous disons «c'est une mauvaise émotion» et non «c'est une émotion et je l'évalue comme mauvaise».

Les processus fondant le langage et la cognition humaines sont le résultat d'un processus de sélection favorisant les caractéristiques propres à favoriser la survie. Ils sont donc axés sur la reconnaissance et l'élimination des dangers. Une fois qu'un événement privé est évalué comme «mauvais» ou «dangereux», il va donc tout naturellement devenir la cible des processus cognitifs tant de fois renforcés par les innombrables succès qu'il nous assurent dans la maîtrise de l'environnement matériel, ce d'autant plus que notre éducation et notre culture nous ont appris qu'il devait être possible de les appliquer à notre monde intérieur. Combien de fois nous a-t-on dit – parfois avec beaucoup de tendresse et avec les meilleures intentions du monde – de ne pas pleurer ou de ne pas avoir peur ? La plupart d'entre nous n'avons vu que très exceptionnellement, quand nous étions petits, ces géants qui nous donnaient l'exemple fondre en larmes ou trembler de peur. Contrôler les manifestations émotionnelles et contrôler l'expérience de l'émotion sont pourtant deux choses bien différentes. L'enfant qui réussit à s'empêcher de pleurer ne devient pas heureux mais simplement silencieux. Le fait que notre culture accepte l'idée que les pensées et les émotions sont la cause de comportements favorise aussi les efforts pour éviter celles qui sont négatives puisqu'elles risqueraient de conduire à de «mauvaises» actions.

Les conséquences à court terme d'un comportement ont un impact bien plus grand sur sa fréquence que les conséquences éloignées. Quand bien même elles s'avèrent souvent destructrices ou à tout le moins contre-productives à long terme, les manoeuvres d'évitement d'expérience apportent généralement un soulagement à court terme. De nombreux facteurs contribuent ainsi à l'installation et au maintien de l'évitement d'expérience qui peut être considéré comme un comportement appris, généralisé, entretenu par renforcement négatif.

Il existe de nombreuses situations où l'évitement d'expérience est utile : S'absorber dans un travail pour chasser l'inquiétude que nous cause l'attente d'un être cher voyageant sur une route dangereuse, se distraire de la douleur d'une intervention dentaire en pensant aux prochaines vacances, etc. J'aime bien illustrer l'aspect potentiellement problématique de l'évitement d'expérience par un petit exercice : J'allume une allumette et je demande au patient de l'éteindre avec une méthode simple, rapide et intelligente. Je n'ai encore rencontré personne qui ait utilisé un autre moyen que de souffler dessus. Je propose ensuite d'imaginer une situation de début d'incendie de ma bibliothèque, avec des flammes de 50 cm de haut et j'encourage le patient a essayer de les éteindre en utilisant la même méthode simple, rapide et intelligente. Il est facile de se rendre compte qu'on ne va ainsi qu'attiser le feu.

La capacité de l'être humain à éviter délibérément certains stimuli repose sur son aptitude à formuler et à suivre une règle verbale. Cela devient problématique lorsque ce sont des pensées que l'on cherche à éviter puisque la règle qu'il faut construire pour y parvenir contient l'objet qu'on veut fuir. Les travaux expérimentaux sur la suppression de pensées confirment que les contenus psychiques que le sujet cherche à éviter ont tendance à devenir envahissants et nous pouvons facilement aider le patient à en faire l'expérience. Nous lui demandons d'imaginer un aliment qu'il apprécie particulièrement comme un gâteau au chocolat en en détaillant quelques aspects visuels et gustatifs, puis nous lui proposons de s'efforcer pendant deux minutes de ne pas y penser.

Bien des aspects de l'expérience que l'on cherche à éviter ne répondent que peu ou pas du tout au contrôle verbal. Les réactions anxieuses sont ainsi largement l'effet de conditionnements répondants, elles sont médiatisées par le système nerveux neuro-végétatif que l'on appelle aussi «autonome», précisément parce qu'il n'est pas soumis au contrôle volontaire. Quand l'anxiété devient la «chose» à éviter à tout prix, le moindre signe d'angoisse devient menaçant et mobilise des stratégies de contrôle. Dès qu'elles sont perçues comme inefficaces – dès que les «flammes» sont trop grandes pour pouvoir être «éteintes» – un mécanisme de cercle vicieux est amorcé. Les attaques de panique obéissent vraisemblablement à une logique de ce type.

En fonction de notre histoire, nous sommes tous dépositaires d'un registre plus ou moins étendu de processus de conditionnement aversif qui vont avoir pour conséquence que certaines situations de réalité mais aussi certaines pensées, certaines images, certaines sensations physiques vont mobiliser une tendance à l'évitement d'expérience. L'ubiquité et le caractère envahissant des processus relationnels expliquent comment les efforts d'évitement doivent sans cesse être renouvelés. Je pense à ces bougies truquées qu'on met parfois sur les gâteaux d'anniversaire. Elles s'éteignent quand on souffle dessus mais se rallument peu après, conduisant la victime de la plaisanterie à s'époumonner en vain. L'évitement d'expérience peut ainsi devenir une occupation de plus en plus contraignante et envahissante, au détriment d'activités qui iraient dans le sens des valeurs qui nous sont chères. La souffrance «positive» liée aux émotions et aux pensées désagréables est ainsi diminuée au prix de la souffrance «négative» liée à l'appauvrissement d'une existence privée de toutes les activités auxquelles il faut renoncer en attendant d'en avoir fini avec ce travail de Sisyphe. Certains changements que nous devons mettre en oeuvre dans notre vie pour qu'elle ressemble davantage à ce que nous voulons en faire vont inévitablement s'accompagner d'événements privés inconfortables. Là aussi, l'évitement d'expérience a des conséquences délétères. Enfin, certaines formes d'évitement d'expérience sont en elles-mêmes destructrices : L'abus d'alcool et d'autres toxiques offre un exemple et les troubles du comportement que l'on considère parfois comme «addictifs» comme les troubles alimentaires, le jeu pathologique ou le «workaholism» peuvent entrer dans ce cadre.

Philippe Vuille