2.2. Le contextualisme fonctionnel

2.2. Le contextualisme fonctionnel

«On peut définir la philosophie comme réunissant les hypothèses préalables à toute analyse et les règles d'évidence (critères de véracité) utilisées pour concevoir et évaluer des théories et des progrès dans la connaissance des la réalité» (Fox, 2005). Comme Gödel l'a montré dans le domaine des mathématiques, il est impossible de construire un système symbolique qui ne repose pas sur des axiomes ne pouvant eux-mêmes pas être analysés en utilisant le système en question. De manière plus générale, il n'est pas possible de tenir un discours sur le monde sans adopter de manière au moins implicite un système d'hypothèses pré-analytiques et de critères de véracité - donc une position philosophique. A ce titre, nous faisons tous de la philosophie sans le savoir comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir ! Notre ignorance en la matière nous permet de ne pas nous rendre compte quand, pour critiquer la position d'un adversaire dans un débat d'idées, nous utilisons notre propre système de référence pour nous en prendre aux points d'ancrage du système de pensée de l'autre. «Il est en effet malhonnête de dire : "Mes présupposés et mes valeurs correspondent mieux à mon système de référence que vos présupposés et vos valeurs ne correspondent à mon système de référence; donc, mes présupposés et mes valeurs sont les meilleurs." Tout ce que l'on peut honnêtement dire, c'est : "Voici mes présupposés, voici mon système de référence. Et voici ce qui se passe (c'est une description, non une évaluation) quand on adopte ce système-ci plutôt que celui-là".» (Hayes et al., 1999)

«Il est donc particulièrement important pour tout discours scientifique que la position philosophique sur laquelle il s'appuie soit clairement énoncée; cela en améliore la cohérence, diminue le risque de malentendus, évite des débats sans objet et permet de comparer et d'évaluer les théories de manière plus constructive» (Fox, 2005).

Dans un ouvrage publié en 1942, le philosophe S. Pepper a proposé une classification des différents systèmes philosophiques en grandes catégories correspondant à des «visions du monde» ou «hypothèses sur le monde» articulées chacune autour d'une métaphore fondamentale et d'un critère de véracité. Par métaphore fondamentale, il entend «un concept ou un objet dont la compréhension est évidente pour le sens commun et qui peut fournir une analogie de base sur laquelle une démarche de compréhension analytique du monde pourra s'étayer. A chaque métaphore fondamentale correspond de manière indissociable un critère de véracité à l'aune duquel la validité des analyses pourra être évaluée» (Fox, 2005). La pertinence de ces différents systèmes peut être évaluée en fonction de leur précision et de leur portée. «Le concept de précision fait référence au nombre d'explications différentes découlant, pour un phénomène donné, de la mise en oeuvre des concepts fondant une vision du monde (moins il y en aura, plus la précision sera grande), le concept d'étendue (en anglais scope) fait référence au nombre de phénomènes susceptibles d'être expliqués en utilisant ces concepts. Toutes les visions du monde visent à l'étendue complète et la précision absolue - mais aucune ne parvient complètement à un tel idéal. Les 4 visions suivantes s'en rapprochent le plus : Le formisme, le mécanisme, le contextualisme et l'organicisme» (Fox, 2005).

L'approche de la psychologie présentée sur ce site internet repose sur une variété de contextualisme appelée contextualisme fonctionnel.

Philippe Vuille

L'approche mécaniste versus l'approche contextuelle fonctionnelle

L'approche mécaniste versus l'approche contextuelle fonctionnelle

Notre façon de concevoir le monde est fondée sur un système d’hypothèses ou un système de références. Ce n’est pas parce qu’il y a différents systèmes de références, qu’un système est meilleur qu’un autre, mais c’est simplement une manière de se positionner face à l’objet d’étude.

Comme l’a déjà mentionné Dr Philippe Vuille, on peut s’entendre sur quatre visions principales du monde : le formalisme (centré sur la forme et les symboles, les mathématiques), l’organicisme (la vie est le résultat d’une organisation, par exemple, la maladie est causée par une lésion d’organe), le mécanisme et le contextualisme ou constructivisme.

L’approche mécaniste prédomine dans la compréhension de l’être humain, autant aux niveaux médical que psychologique. On essaie de comprendre l’être humain comme s’il était une machine : on analyse les parties + on cherche des relations entre les parties + les forces qui régissent la machine. On prétend qu’on peut découvrir toutes les parties d’une machine et comprendre son fonctionnement. Sur le plan psychologique, on prétend qu'il est possible d'expliquer le fonctionnement psychologique d’une personne par un modèle de compréhension univoque, considéré comme étant une description véridique, ou une vérité objective de la psyché humaine. Tel que le conçoit l’empirisme de Locke, la connaissance serait alors un calque du monde extérieur sur notre cerveau. En constatant la diversité des théories psychologiques avec chacune des logiques internes très intéressantes, on peut se questionner quant au choix d’une théorie particulière comme étant un modèle exact de compréhension d’un client. Alors, comment choisir, parmi toutes ces théories, celle à privilégier? Les résultats thérapeutiques pourraient nous éclairer. Mais souvent, dans la plupart des approches psychologiques, une fois que la logique du fonctionnement psychologique du client est établie, qu’il y ait changement ou pas, cela ne remet pas en question la justesse, l’évidence ou la vérité du modèle. La thérapie est présentée comme un moyen et non un résultat. Les processus psychologiques internes « les pensées, émotions, attentes, désirs, etc ..» sont analysés et décortiqués et on crée des liens entre eux. On est alors dans la compréhension, la cohérence, la prédiction des comportements, la correspondance qu’ils ont entre eux. Les clients établissent une compréhension de leur problème par des conclusions sur eux-mêmes. La thérapie repose sur l’insight et la compréhension du problème et le résultat est secondaire.

Dans l’approche contextualiste, on prétend qu'il y a une variété d’explications possibles au comportement humain de par toutes les variables du contexte actuel et historique qui peuvent l’affecter. Tenter de retracer la vraie histoire ou de faire des liens peut être intéressant. Mais ce qu’on sort de son contexte se vide de son sens. Mettez-le dans un autre contexte et il prendra un autre sens. Pour cette raison, la compréhension du contenu des pensées, émotions, etc… n’est pas le focus de la thérapie. Comment fait-on pour s’y retrouver devant cette infinité de possibilités ? C’est l’utilité ou la fonction des phénomènes psychologiques dans leur contexte qui vont orienter la thérapie et non la quête d’une vérité objective ou le reflet d’une réalité. On est davantage intéressé aux conséquences que les phénomènes internes (pensées, émotions, images etc..) auront dans le contexte actuel de la personne . Quant une personne mentionne le contenu d’une phrase, on lui demande souvent « À quoi cela vous sert-il de vous dire cela? Où cela vous amène-t-il par rapport à vos valeurs? » plutôt qu'à savoir si cette pensée est vraie, rationnelle, adéquate (sens arbitraire). Toutefois, il est important de préciser que la compréhension ou faire des liens pourront être utilisés en thérapie s'il s'avère que de le faire est utile au client pour s'accepter (la mentalisation peut permet de le faire) et de s'ouvrir à son expérience subjective (incluant le désagréable). En d'autres termes, on est pas intéressé au contenu de cette compréhension, mais à quoi elle sert. On s’attarde donc à son utilité dans son contexte pour aller efficacement vers des buts valorisés. On ne s’attarde donc pas à la pensée en donnant de l’importance à son contenu, à moins que cette pensée ne devienne utile dans le contexte.

Par exemple, disons que l'on vous donne un plan de construction d’une maison ou une photo de cette maison et qu'on vous demande « quelle est la vraie représentation de cette maison? » Est-ce que vous êtes la personne qui va la construire ou vous voulez la reconnaître sur votre chemin? Il n’y a pas de vraie représentation en soi à part l’utilité de cette représentation dans le contexte. On parle alors de contexte fonctionnel.

Votre vérité n’est peut-être pas la même qu'une autre personne parce que vous avez des objectifs différents. Cette vérité pragmatique est différente de la vérité de correspondance ou d’association mentionnée précédemment avec la vision mécaniste. On ne parle pas d’une vérité ontologique, mais d’une vérité fonctionnelle.

Inspiré du chapitre « The Philosophical And Theoretical Foundations Of ACT » dans Acceptance and Commitment Therapy de Steven Hayes, Kirk Strosahl et Kelly Wilson

Cristel Neveu

La métaphore fondamentale

La métaphore fondamentale

La métaphore fondamentale du contextualisme

On parle souvent d'action-dans-son contexte ou d'événement historique (Pepper, 1942, p.232) pour caractériser la métaphore fondamentale du contextualisme et ces termes font référence à la manière dont le sens commun comprend tout événement de la vie. Prenez par exemple le simple fait de se brosser les dents. Comment comprenez-vous cet événement en termes de sens commun ? En premier lieu, il consiste en une multitude de caractéristiques dont l'ensemble concourt à le définir. «Se brosser les dents» ne peut se réduire à une brosse à dent, ni à une personne, ni au dentifrice, ni à la salle de bains, ni au fait d'appuyer sur le tube de dentifrice, d'effectuer des mouvements circulaires de la main ou encore de cracher dans le lavabo. Cet événement comprend tout cela à la fois; toutes ces choses et bien d'autres encore concourent à le définir et à le caractériser. Pour comprendre, au sens commun du terme, une action ou un comportement, nous l'appréhendons avec son cadre ou son contexte du moment comme un tout intégré «dans lequel les nombreuses caractéristiques d'une action se fondent, à la fois entre elles et aussi avec leur contexte» (Gifford and Hayes, 1999, p.289). Nous pourrions bien sûr aussi analyser l'action de «se brosser les dents» comme une collection de composantes individuelles. Toutefois, notre expérience et notre compréhension quotidiennes de cette action sont celles d'un événement entier, complet, indissociable de son contexte.

Des considérations quant à son utilité, sa signification et sa fonction interviennent aussi dans notre compréhension (toujours au sens commun du terme) d'un événement donné et elles dépendent d'événements passés, de ce qu'on peut appeler le contexte historique de l'événement présent. Si nous nous brossons les dents, c'est probablement parce qu'on nous a dit que cela préviendrait la formation de caries ou parce qu'une négligence en matière d'hygiène dentaire a eu pour conséquence dans le passé des séances particulièrement douloureuses chez le dentiste. On se brosse les dents dans la salle de bains parce que l'expérience passée a montré que l'endroit s'y prêtait, on utilise une une brosse à dents et du dentifrice et on effectue des mouvements circulaires parce qu'on a appris à le faire. Tous ces événements passés, toutes ces expériences de vie et bien d'autres encore contribuent à notre compréhension du pourquoi et du comment nous nous brossons les dents. C'est la raison pour laquelle, pour le contextualiste, la notion de contexte fait référence à la fois au contexte actuel et au contexte historique d'une action. Il semble que Pepper se soit inspiré dans son utilisation de la notion de contexte de la manière dont le terme était utilisé par Dewey qui le définissait comme "la situation historique de la signification et de la fonction d'un comportement" (Morris, 1997, p. 533).

Les contextualistes analysent tous les phénomènes comme des actions_dans_leur_contexte. Un contextualiste ne séparera un événement de son contexte pour en faire des parties distinctes que lorsqu'il vise un but pratique particulier. Gifford and Hayes, 1999 écrivent : «Une approche contextuelle commence avec une action complète en situation et n'y délimite des composantes que lorsque des raisons pratiques le demandent (...) C'est l'entité complète qui est première : discriminations et distinctions utiles sont toujours secondaires» (p. 294) . Ainsi, lorsqu'un contextualiste élabore des théories et des analyses dans lesquelles le monde apparaît comme divisé en des sous-unités, c'est toujours pour atteindre un certain but et non afin de révéler la «véritable» organisation ou la «vraie» structure du monde. Dans le contextualisme, de telles divisions sont utilitaires et non fondamentales. Le contextualisme ne connaît en fait aucune «véritable» unité d'analyse et le contexte actuel et historique d'un événement donné inclut toujours l'ensemble de l'univers et toute l'étendue du temps. Comment donc un contextualiste peut-il savoir combien de caractéristiques (et lesquelles) de ce contexte potentiellement illimité il doit prendre en considération pour caractériser une action de manière adéquate ? En d'autres termes, comment un contextualiste détermine-t-il la «vérité» ou l'adéquation d'une analyse contextuelle ? Les considérations relatives au critère de véracité du contextualisme apporteront la réponse à ces questions.

Philippe Vuille

Le critère de véracité

Le critère de véracité

Cette page constitue la traduction de la page Truth Criterion.

Le critère de véracité du contextualisme

Une analyse basée sur la métaphore fondamentale du contextualisme consiste essentiellement en une description d'un certain événement ou phénomène et de son contexte actuel et historique. On ne sera pas surpris d'apprendre que la validité d'une telle analyse s'évalue sur la base de l'examen du contexte dans lequel elle a été générée. Les contextualistes déterminent en particulier la validité ou la «véracité» d'une analyse au regard de l'intention de l'analyste ou de la fonction qu'il a voulu lui donner. Si l'analyse inclut suffisamment de caractéristiques du contexte pour que le but dans lequel elle avait été élaborée soit atteint, elle sera considérée comme «vraie». En d'autres mots, pour un contextualiste, la véracité et la signification d'une idée résident dans sa fonction ou son utilité et non dans la mesure dans laquelle on peut dire qu'elle constitue un reflet de la réalité. On parle ainsi de fonctionnement réussi pour qualifier le critère de véracité du contextualisme, une analyse étant considérée comme vraie ou valable pour autant qu'elle permette une action efficace ou la réalisation d'un certain but.

La manière dont il conçoit la notion de vérité est révélatrice de l'ancrage du contextualisme dans la tradition philosophique d'un pragmatisme marqué par les figures de Charles Sanders Pierce, William James, Oliver Wendell Holmes Jr., George Herbert Mead et John Dewey. Le pragmatisme et le contextualisme ne s'intéressent pas à la recherche de vérités absolues ou fondamentales à propos de l'univers. Comme James l'a écrit, «la vérité d'une idée n'est pas une propriété inerte qu'elle contient. La vérité, c'est quelque chose qui arrive à une idée. Elle devient vraie, ce sont les événements qui la rendent vraie» (1907, p. 161).

Pour le contextualiste, c'est l'expérience humaine qui vérifie une idée; la «signification» en est essentiellement déterminée par les conséquences pratiques qu'elle peut avoir et sa «vérité» par la mesure dans laquelle ces conséquences peuvent être considérées comme une action réussie. La manière extrêmement fonctionnelle dont le contextualisme conçoit la notion de vérité et le fait qu'il insiste sur les conséquences empiriques des idées signalent l'influence d'une autre grande figure qui a marqué le courant de pensée pragmatiste : Charles Darwin. On peut concevoir le pragmatisme comme une application à l'épistémologie du sélectionisme de Darwin : Dans le pragmatisme, une idée est «sélectionnée» (elle est retenue comme vraie ou valable) si elle favorise le succès de l'action, de la même manière que, dans la sélection naturelle, une caractéristique du phénotype est «sélectionnée» (retenue par l'espèce) si elle favorise le succès de la reproduction. On ne sera pas surpris par cette influence dans la mesure où les idées de Darwin commençaient à s'imposer dans le monde universitaire à l'époque où les jeunes pragmatistes affûtaient leurs premières armes intellectuelles.

Philippe Vuille