3.7. La notion de valeurs

3.7. La notion de valeurs

Il s'agit certainement du concept qui m'a donné – et qui me donne encore – le plus de fil à retordre dans mon travail d'assimilation du modèle sous-tendant l'ACT. Une des difficultés vient sans doute du fait que ce concept fait appel à des dimensions de l'expérience difficiles à rendre avec des mots.

Commençons par un résumé : Les comportements qu'un animal va émettre dans une situation donnée sont fonction de ses expériences passées. L'acquisition du langage change la donne pour l'être humain, dont les comportements pourront aussi être fonction de constructions verbales et qui pourra ainsi agir dans un but. La notion de valeurs fait référence à des constructions verbales plus abstraites que les buts. On peut dire qu'une valeur fonctionne comme l'organisatrice d'une succession de buts dans un «pattern» qui leur donne une cohérence et un sens. Valuer est une action comparable à un choix et non à un jugement ou à une décision raisonnée. Il faut des compétences verbales pour pouvoir valuer mais les processus verbaux peuvent aussi interférer avec l'action de valuer. Valuer représente un processus particulièrement intime et personnel.

Les sources de l'élaboration qui va suivre sont essentiellement manuel d'ACT de 1999 et le livre ACT for chronic pain. Elle doit aussi beaucoup aux contributions publiées sur le forum de discussion international.

Quelques précautions de langage, encore, avant de commencer : Quand nous parlons de valeurs (ou, pour utiliser l'expression de Hank Robb, de «principes directeurs») pour désigner ce dont nous voulons parler ici, nous utilisons destermes cliniques dont nous ne pouvons – pour le moment – pas fournir de définition opérationnelle. Une définition opérationnelle de la notion de valeurs passera par un compte-rendu complet des concepts du comportement gouverné par des règles dans les termes de la TCR.

Par sa tendance à «chosifier» des actions, le langage favorise une conception mentaliste et mécaniste de la condition humaine. Il serait souvent plus approprié de parler de l'action de «valuer» et il m'arrivera donc d'utiliser ce verbe.

Hank Robb compare la vie à une jungle dans laquelle nous avançons : Si nous regardons en arrière, nous voyons un chemin, celui que nos actions ont tracé. Mais si nous regardons devant nous, il n'y a pas de chemin car personne n'a jamais vécu notre vie avant nous. L'ACT part du principe que chaque être humain, quelle que soit les troubles dont il souffre ou la difficulté de la situation de réalité dans laquelle il se trouve, a tout ce qu'il faut pour définir une direction dans laquelle il veut orienter la suite de sa vie.

«Qu'est-ce que la vie attend de vous ?» aimait à demander Viktor Frankl à ses patients. La lecture de son livreDécouvrir un sens à sa vie avec la logothérapie est recommandée à quiconque souhaite approfondir la notion de valeur. Nous devons chaque jour faire des dizaines et des dizaines de choix qui vont contribuer à donner une forme, un visage à notre vie. Chacun de ces choix va contribuer à définir le fils ou la fille, le ou la camarade, époux(se), parent, professionnel, collègue, etc. que nous sommes. Nous ne devons pas nous leurrer : quelle que soit la hauteur de nos «bonnes intentions», la pureté et l'intensité de nos sentiments, notre conjoint, nos enfants, nos amis, nos patients ne se souviendront pas de ce que nous avons pensé, ressenti ou «voulu» mais de ce que nous avons fait (et dit), et c'est cela qui définit sans doute le mieux qui nous «sommes». Alexandre Jollien raconte comment les philosophes de l'antiquité lui ont appris qu'on pouvait «sculpter sa vie pour en faire une oeuvre d'art» et il s'emploie à en faire la démonstration au quotidien.

Skinner a défini le comportement opérant comme le champ même de l'action dirigée et de l'intention. Quand nous disons qu'un rat presse un levier «dans le but» de recevoir un granule de nourriture nous interprétons dans les termes du langage courant un phénomène dont l'analyse scientifique nous dit que ce sont les expériences passées du rat (le fait que ce type d'action a été dans le passé suivi par l'apparition de nourriture) qui déterminent ce que nous interprétons comme un comportement orienté vers un but futur. Le «futur» dont nous lui prêtons ainsi la conception n'est que l'actualisation présente d'expériences passées. D'où la formule : L'intention d'un organisme non-verbal, c'est le passé en tant que futur dans le présent (Hayes, 1992).

Grâce à des cadres relationnels de type «si-alors» et «avant-après», l'être humain est capable de construire les conséquences verbales de ses actions. La capacité de cadrer relationnellement de cette manière a bien été apprise dans le passé mais les conséquences que nous construisons aujourd'hui peuvent être des conséquences dont nous n'avons jamais fait l'expérience. Notre comportement n'est donc pas uniquement régulé par les conséquences dont nous avons fait directement l'expérience dans le passé, mais aussi par celles que nous sommes capables de construire verbalement. Cela nous permet d'agir dans un but, c'est-à-dire pour que survienne un événement spécifique que nous avons désiré. Réussir un examen, acheter une maison, avoir un enfant sont des buts qui peuvent être réalisés.

Les valeurs correspondent à une catégorie de constructions verbales se situant à un niveau différent. Nous aurions beaucoup de peine à nous satisfaire d'une vie qui ne serait vécue que pour accomplir des buts. Dans une telle vie, les seuls moments où nous recevrions un renforcement pour nos actions seraient les moments où nous atteignons un but concret et l'instant présent n'aurait donc pas d'autre valeur que son rôle dans l'accomplissement d'un but futur. Une telle vie ne pourrait être que fade et vide. De plus, nos compétences verbales nous confrontent tôt ou tard à l'idée de la mort. Non seulement nous savons que nous allons mourir mais nous savons que tous ceux que nous aimons vont mourir aussi et que tout ce que nous aurons réalisé finira par disparaître. Nous avons donc besoin d'autre chose que de réaliser des buts. Le raisonnement que nous venons d'esquisser aboutit à la constatation autour de laquelle Viktor Frankl a construit le système de psychothérapie qu'il a appelé «logothérapie» : L'homme a besoin de sens. Nous pouvons faire davantage que d'orienter nos actions en fonction de buts concrets. Nous pouvons choisir maintenant, tout de suite, de donner de l'importance à certaines qualités des «patterns» d'action en cours. Ce n'est alors plus seulement le but qui est important mais aussi le chemin. La capacité de donner un sens émerge ainsi comme une action naturelle de l'être humain. Le «fait» que nous allons mourir et que tout ce à quoi nous tenons va disparaître ne peut rien enlever au choix que nous faisons dans le moment présent de valuer, d'accorder de l'importance à une direction, à une manière de faire ce que nous faisons.

Réussir un examen n'a de sens que dans une perspective plus large, plus abstraite, celle du professionnel qu'on voudrait être. Acheter une maison prend son sens dans la perspective de fournir aux personnes que l'on aime un cadre de vie sûr et agréable et/ou dans celle de construire et d'aménager un espace personnel. Avoir un enfant s'inscrit dans le contexte de la manière dont on voudrait jouer le rôle de parent. Les valeurs apparaissent ainsi comme des «buts de buts» à caractère abstrait qui, contrairement à des buts concrets, ne peuvent jamais être atteints et qui continuent sans cesse à générer et à organiser d'autres buts. Elles donnent une cohérence et un sens à la succession de nos choix. Les buts successifs que nous nous fixons ne sont pas sans rapport les uns avec les autres, nous ne les choisissons pas au hasard dans l'infini des options possibles – pour autant que nous ne soyons pas pris dans lalogique fallacieuse de la nécessité d'échapper à un inconfort ou d'éviter qu'il ne survienne, puisque l'impératif prioritaire devient alors celui de s'en aller de la position qu'on occupe, quelle que soit la destination.

L'ACT définit les valeurs comme des directions de vie verbalement construites, globales, désirées et choisies. Elles peuvent se manifester à travers certains comportements mais jamais possédées comme on possède un objet. La valeur d'«être un professionnel compétent» n'est pas apparue le jour de l'examen. Elle était déjà là le jour où nous nous sommes inscrits à l'université ou dans une école professionnelle. Si nous regardons en arrière, nous pouvons voir comment elle a organisé depuis longtemps certains de nos comportements. Même celui qui reçoit le prix Nobel va continuer à construire des buts orientés par ses valeurs professionnelles. «Être un parent aimant, disponible et présent» ne s'arrête ni le jour où mon enfant atteint la majorité civile ni quand il quitte la maison ou quand il devient lui-même parent. «Prendre soin de ma santé» ou «construire une relation de couple basée sur l'amour et la confiance» ne sont pas des tâches que l'on peut terminer; elles peuvent de plus commencer n'importe où, n'importe quand et organiser le comportement dans n'importe quelle situation. Si je me procure des seringues propres pour m'injecter de l'héroïne, c'est déjà prendre soin de ma santé, et si je commence à me laver régulièrement pour augmenter mes chances de trouver une partenaire, j'ai déjà commencé à «construire une relation de couple basée sur l'amour et la confiance».

Nous qualifions les valeurs de «globales» parce qu'elles sont toujours disponibles. Valuer, c'est toujours ici et maintenant, et c'est toujours dans l'action. Les valeurs confèrent à notre action du moment un sens, une vitalité liée à l'impression que notre vie prend la forme que nous souhaitons lui donner. Il est aussi difficile de décrire cette sensation avec des mots qu'il serait difficile de décrire une couleur à une personne qui ne l'aurait jamais vue. C'est pourquoi l'ACT préfère utiliser des techniques permettant au patient de faire des expériences plutôt que de donner des «explications» verbales. De la même manière qu'on ne peut apprendre à un enfant la différence entre le rouge et le vert qu'en lui faisant voir des objets de ces deux couleurs, la différence entre une action valuée au sens où nous venons de le décrire et une action visant à échapper à des sensations et des pensées désagréables – ou à obtenir des sensations et des pensées agréables, ce qui est souvent pratiquement équivalent – peut difficilement être apprise autrement qu'en ayant un contact direct et personnel avec les sensations qu'il s'agit de discriminer. C'est pour la même raison que les ateliers expérientiels occupent une place de choix dans la formation en ACT.

Valuer, ce n'est pas juger ou décider rationnellement, valuer c'est choisir. L'ACT repose sur une vision contextualiste fonctionnelle du monde dans laquelle c'est le fonctionnement réussi qui sert de critère de véracité. Pour savoir si un fonctionnement est réussi, nous devons savoir dans quelle direction nous voulions aller. Les valeurs ont donc un rôle fondamental puisque ce sont elles qui fournissent l'étalon de référence, le «mètre» avec lequel nous allons mesurer le résultat de nos actions. Ce «mètre» ne peut être que choisi, il ne peut pas faire l'objet d'un jugement ou d'une évaluation raisonnée. Juger, c'est en effet appliquer une métrique verbale pour choisir entre différents cours d'action. On aboutit à un paradoxe logique si l'on veut évaluer les valeurs de cette manière puisqu'il nous faudrait pour ce faire disposer d'un étalon de référence et que ce sont les valeurs qui le fournissent. Si nous voulons évaluer nos valeurs, avec quel autre jeu de valeurs le ferons-nous ?

Valuer représente donc un processus intime et personnel, un libre choix de l'individu. Le lecteur attentif du matériel présenté sur ce site objectera que, puisque nous nous inscrivons dans une philosophie déterministe, nous ne pouvons pas parler de «libre choix». Je répondrai que nous le faisons ici dans le contexte du langage clinique. D'un point de vue scientifique, nous adhérons à la thèse développée par Dawkins qui a montré dans «Le gène égoïste» comment les valeurs d'altruisme chez l'être humain ont été sélectionnées par l'évolution. Le fait que l'action de valuer corresponde au résultat d'une sélection génétique puis culturelle et soit, de ce fait, déterminée par des facteurs extérieurs n'enlève rien au fait qu'au moment où nous devons nous-même choisir nos valeurs, nous ne pouvons que le faire de l'intérieur, sans chercher à nous protéger par des raisonnements verbaux. Pour un organisme non-verbal, un choix correspond simplement à une sélection entre différents cours d'action. En ce sens, chaque action est un choix. Pour l'être humain, le fait de choisir est compliqué par l'intervention des processus verbaux. Son intelligence va immédiatement construire toutes sortes de «raisons» verbales en faveur ou en défaveur des différents cours d'action envisageables. Si la sélection qu'il va faire entre différents cours d'action est justifiée et expliquée par ce type de raisonnement, elle procédera d'un jugement. Si par contre la personne remarque la présence des «pour et contre» verbaux que toute situation de choix entraîne inévitablement chez l'être humain et qu'elle «sélectionne simplement» un cours d'action, en présence de ces raisons mais pas pour ces raisons, alors nous parlons d'un choix. Dans ce sens particulier, les valeurs sont un choix. Nous avons vu que, comme les valeurs livrent la métrique de base servant à toute évaluation, elles ne peuvent pas elle-même être déterminées par une évaluation verbale. L'opération que nous venons de décrire (choisir en présence de raisons mais pas pour des raisons) nécessite des compétences de défusion cognitive et devient très difficile pour l'être humain quand il se laisse emprisonner dans les pièges de la logique verbale. On arrive à ce paradoxe apparent : Pour pouvoir valuer, il faut des compétences verbales. Celles d'un enfant de 6 ans y suffisent sans doute. Mais les processus verbaux peuvent aussi faire obstacle à l'action de valuer. Chez l'adulte, le travail sur les valeurs passera ainsi le plus souvent par des stratégies d'affaiblissement de la dominance des processus verbaux.

Philippe Vuille

Travail sur les valeurs avec des patients «difficiles»

Travail sur les valeurs avec des patients «difficiles»

Il suffit de demander à une personne agoraphobe ce qui changerait dans sa vie si par miracle son problème anxieux disparaissait pour voir s'ouvrir devant soi tout un catalogue d'aspirations.

Le problème est beaucoup plus complexe chez les populations réputées difficiles à soigner : Patients douloureux chroniques, «troubles de la personnalité» (nous préférons parler, dans l'ACT, de «patients à problèmes multiples»), évolutions toxicomaniaques. Plusieurs éléments entrent en ligne de compte. Après des années passées à essayer de ne plus souffrir ou à rechercher l'extase que donnent les toxiques, il peut être très difficile et surtout très douloureux pour une personne d'entrer en contact avec ce qui compte vraiment pour elle, avec les valeurs qui lui sont les plus chères. Les personnes qui ont connu des expériences précoces de négligence et/ou d'abus (on retrouve ici probablement un grand nombre de patients «à problèmes multiples») ont très tôt fait l'expérience que, quand elles exprimaient ouvertement ce qui comptait le plus pour elles, elles étaient régulièrement confrontées à beaucoup de souffrance et de déception.

Valuer est un processus très intime. Si je vous dis ce qui compte vraiment le plus pour moi, je me mets en position de vulnérabilité devant vous puisqu'il vous sera facile alors d'avoir barre sur moi. Il faut donc procéder avec beaucoup de délicatesse et de respect lorsqu'on veut avancer dans ce domaine. Dans le travail sur les valeurs, nous allons approcher des zones douloureuses puisque c'est en allant là où il y a de la vulnérabilité que nous pouvons trouver les valeurs avec lesquelles nous voulons travailler. Nous le faisons toujours avec beaucoup de précautions et en demandant explicitement, à chaque nouveau pas, au patient de nous donner la permission d'aller de l'avant. Nous appliquons ainsi un principe béhavioriste bien établi expérimentalement : les êtres humains – et en cela ils ne diffèrent pas des organismes non-verbaux – préfèrent les événements aversifs qu'ils peuvent contrôler à ceux qu'ils ne peuvent pas contrôler.

Le 2 octobre 2003, Kelly Wilson avait répondu ce qui suit à un thérapeute qui demandait comment appliquer l'ACT chez des toxicomanes envoyés par une autorité. A l'époque, il rédigeait avec Michelle Byrd un chapitre («ACT for Substance Abuse and Dependence») pour le recueil A practical guide to Acceptance and Commitment Therapy.

Quand un patient est contraint de vous voir (...) il va se défendre. Dans de tels cas, la première chose qu'il vous faut c'est trouver une place où vous pouvez vous rencontrer et travailler ensemble.

(...) Souvent, les patients toxicomanes arrivent braqués, ils ne veulent pas être là. Ils ne voient pas où est le problème, ne comprennent pas pourquoi on se mêle de leur vie. Après tout c'est leur problème. Je pense qu'il faut vraiment aller à la rencontre du patient et si c'est là qu'il est, c'est là qu'il faut aller et essayer de saisir comment c'est d'être à sa place. Si vous n'arrivez pas à saisir, de l'intérieur, à quel point ça le gonfle d'être là, comment c'est de vivre une vie où vous êtes le mouton noir, vous aurez de la peine à faire votre travail.

Dans un tel cas, je commencerais avec les plaintes, le mécontentement, le ras le bol, la colère. Si vous allez trop vite vers les valeurs avec quelqu'un qui est à cran, il le vivra comme (1) intrusif (il ne vous a pas donné la permission) ou (2) rien qu'une nouvelle situation où il passe en jugement ou (3) vous obtiendrez de la pseudo-compliance braquée (Kelly utilise le terme «pissed off pseudo-compliance») par opposition à de la pseudo-compliance non-braquée, voir la transcription ci-dessous.

Le travail sur les valeurs est une affaire intime et vous ne pouvez pas entrer dans une relation d'intimité avec quelqu'un sans qu'il vous en ait donné la permission. Essayez donc de devenir intime avec la personne qui est derrière vous dans la file d'attente à l'épicerie et vous verrez ce que je veux dire (...) Avec les personnes qui sont dans la douleur, il vous faut aussi demander la permission, quand bien même il y a une sorte de permission implicite dans la vulnérabilité avec laquelle ils se présentent (je préfère malgré tout demander explicitement leur permission et c'est ce que je fais).

Commencez donc par le mécontentement du patient d'être là. Commencez avec ce qui l'amène. Comment ça va ? Est-ce que sa femme lui casse les pieds ? Ou son patron ? Comment est-ce que ça le gonfle ? Une plainte est toujours un bon point de départ parce que si vous suivez la piste de la plainte elle vous amènera toujours à une vulnérabilité et que derrière une vulnérabilité il y a une valeur (sinon il n'y aurait pas de plainte). Dans un certain sens, on est là dans un registre d'ACT standard : vous pouvez commencer où vous voulez à condition que ce soit là où le patient est. Allez où il est. Mettez-vous à sa place. Renvoyez-lui ce que vous avez vu et voyez avec lui si c'est bien ça.

Vous trouverez ci-dessous un extrait du chapitre. Le profil du patient est celui d'un toxicomane pseudo-compliant non-braqué. Je suis sûr que vous voyez des patients comme ça (...) Principe de base : Allez où il se trouve. Vous devez aller où il y a de la vulnérabilité pour travailler sur les valeurs. Ces patients qui vous donnent du fil à retordre sont massivement défendus. Vous devez d'abord aller où ils sont. Il n'y a que depuis là que vous pourrez partir en voyage avec eux.

L'entrée en traitement d'une personne est souvent entourée d'événements coercitifs. Dans le cas le plus extrême, le patient reçoit l'ordre de suivre un traitement sous la menace d'être incarcéré. Même dans ces cas extrêmes, une relation thérapeutique solide et un contrat thérapeutique sont typiquement possibles. Pour qu'un tel contrat puisse être établi, tout ce qu'il faut c'est une valeur partagée entre le thérapeute et le patient qui puisse donner du sens et de la dignité au travail thérapeutique. La capacité du patient à prendre lui-même les décisions à propos de la manière dont il veut mener sa vie représente très souvent une valeur à propos de laquelle thérapeute et patient peuvent se mettre d'accord. C'est peut-être paradoxal mais je ne crois pas que ce soit discordant : Je peux moi-même, en tant que thérapeute, travailler très dur avec un patient pour qu'il puisse avoir la liberté de mettre fin au traitement. (Franchement, est-ce que vous aimeriez ça ? Même si vous saviez que vous avez besoin d'aide, est-ce que ça vous plairait d'être contraint de suivre un traitement sous la menace ?)

Thérapeute : J'ai bien compris que vous venez en traitement par ordre du tribunal. Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais moi je n'aime pas qu'on me donne des ordres. Alors je veux que vous sachiez que je m'attends à ce que vous ayez des réactions négatives devant le fait d'être ici. Personnellement, je détesterais qu'on me commande comme ça.

Patient : Non. J'ai dit au juge que je voulais vraiment faire un traitement. J'ai eu trop de problèmes à cause de la défonce.

Thérapeute : Tant mieux. Si c'est clair pour vous que de vous défoncer ne vous aide pas à aller de l'avant avec votre vie, alors je veux vous aider à travailler là-dessus. Malgré tout, j'aimerais que ce soit tout-à-fait clair pour vous que nous pouvons faire un travail très important ensemble même si vous détestez l'idée d'être obligé de venir. En fait, si vous êtes furax ou si vous avez des sentiments mélangés à propos de votre présence ici, ça sera très utile si vous le dites sans détours. Je veux prendre un certain nombre d'engagements devant vous, ici et maintenant : D'abord, je m'engage à ne pas me plaindre aux autorités que vous ne suivez pas bien le traitement si vous me dites que vous êtes furax d'être ici. En fait, je pourrais même dans un tel cas dire que le traitement avance bien parce que ça voudra dire que nous sommes en train de parler de ce qui compte pour vous, de ce que vous voulez faire de votre vie, et c'est bien de ça qu'il s'agit dans le traitement. Je m'engage aussi, ici et maintenant, à ne pas essayer de vous convaincre que le traitement est bon pour vous ou même que c'est mal de consommer des drogues et que vous devriez arrêter. Je ne considère pas que ce soit mon boulot de vous dire de telles choses. Bien sûr je pourrais penser que, si j'étais à votre place, je chercherais à faire un traitement, mais qu'est-ce que nous en avons à faire ? Quelle différence est-ce que ce que je pense va faire ? C'est votre vie, ce n'est pas la mienne et ce sera votre direction que nous prendrons, pas la mienne. Je suis sûr que le juge n'était pas la première personne à vous dire comment vous devriez mener votre vie. Si ce genre de conseil était efficaces, il y a longtemps que ça aurait marché. Je veux plutôt que ce traitement soit à propos de vos désirs les plus chers. Je ne m'attends pas nécessairement à ce que vous croyiez ce que je suis en train de vous dire maintenant. Ce que j'attends, c'est que vous puissiez faire l'expérience ici d'une impression que votre vie a un sens, une direction, et que vous puissiez vous rendre compte que notre travail est utile pas sous forme d'une pensée mais sous la forme de l'expérience directe que vous faites de l'avance dans votre vie.

Attitude en face des cognitions et de émotions «négatives»

Cette discussion préliminaire contient un certain nombre de composantes de l'ACT. Les réactions négatives au traitement ne sont pas notre ennemi. De même, des sentiments d'ambivalence envers l'usage de la drogue ne sont pas notre ennemi. Le patient ne s'en rendra pas compte à ce stade du traitement. Néanmoins, nous avons commencé à planter le décor dans cette conversation initiale. Il pourra être important de remarquer les pensées et les émotions, mais ce ne sont pas elles qui seront décisives dans le traitement. Le traitement sera plutôt centré sur les valeurs, l'engagement, et sur l'expérience directe du patient à propos de ce qui marche et de ce qui ne marche pas.

«One-Up, One-Down» : Le pouvoir dans la relation thérapeutique

Il y a beaucoup de lutte pour le pouvoir dans le monde du traitement des personnes toxico-dépendantes. C'est en partie à mettre sur le compte d'une réaction défensive des thérapeutes. Les toxico-dépendances peuvent s'avérer incroyablement résistantes au traitement. Ça fait mal de voir nos patients échouer. Quand nous nous trouvons en face d'événements douloureux incontrôlables, notre tendance naturelle est d'augmenter nos efforts de contrôle. Quand le toxicomane échoue dans le traitement, nous cherchons les raisons de cet échec. Si on leur donne le choix entre blâmer quelqu'un d'autre et se blâmer eux-mêmes, la plupart des gens vont préférer blâmer quelqu'un d'autre. Le toxicomane est la cible idéale. Beaucoup de personnes dans sa vie (y compris lui-même) l'ont blâmé et c'est facile de se mettre dans la position de celui qui est moralement supérieur et de le traiter comme celui qui est en bas.

Dans cette interaction, nous avons explicitement commencé à cultiver une relation de collaboration. Certains éléments de la collaboration sont évidents dans le fait que le thérapeute prend l'engagement de travailler pour les désirs les plus chers du patient. Ce n'est pas une attitude typique dans le monde du traitement des toxico-dépendances. Ce qui est beaucoup plus typique, c'est de mettre en place un jeu de règles sévères pour le traitement et d'avertir le patient que toute transgression aura pour conséquence l'exclusion de la thérapie et un rapport défavorable au juge qui l'a adressé.

Dans ce courriel, Kelly disait n'avoir pas le temps de présenter encore le cas un peu plus ardu du client non-compliant «braqué» («pissed-off»). On le trouve dans le chapitre cité plus haut, en page 159 :

Patient : Ça m'emm... d'être ici.

Thérapeute : Oui, je ne peux pas non plus dire que j'aime qu'on me dise ce que je dois faire. C'est probablement pour ça que je fais ce boulot. Au moins pendant que je suis entre ces 4 murs, je suis mon propre patron. Je détesterais qu'on me force à venir voir un type comme moi. J'aimerais pourtant qu'une chose soit bien claire. Ici, je travaille pour vous. Tant que vous n'aurez pas quitté ce traitement, je vais travailler sans relâche et sans concessions à votre service. Je suis sûr que nous trouverons au moins une chose à propos de laquelle nous pourrons nous mettre d'accord comme but du traitement. En ce moment précis, vous êtes obligé d'être ici sans quoi vous seriez mis en prison. Je n'aime pas qu'on me dise ce que je dois faire et je n'aime pas non plus que qui que ce soit soit obligé de faire des choses qu'il ne veut pas faire. Il me semble donc que ce serait un résultat formidable si notre travail vous permettait d'arriver à une position ou vous pourriez choisir si vous voulez ou non faire une thérapie. Je ne m'attends pas à ce que vous me croyiez quand je vous dis ça. Après tout, je fais partie du système qui restreint votre liberté. Et pourtant, ici et maintenant, je déclare que je travaille pour vous servir et la seule façon dont vous pourrez m'en empêcher c'est de partir et de ne pas revenir. Je ne vous demande pas de me croire. Ce n'est pas de ce que vous croyez et de ce que vous ne croyez pas qu'il est question ici. Ce que je vous dis, c'est ce qui compte pour moi. Regardez-moi. Laissez votre propre expérience vous dire du côté de qui je suis ici. Laissez-moi vous demander une chose. Imaginez que vous avez un interrupteur, ici. Si vous l'actionnez, être en traitement sera entièrement votre choix. Ce n'est pas un interrupteur qui vous met dans le traitement ou dehors du traitement, c'est juste un interrupteur qui fait que d'être en traitement sera entièrement votre choix. Est-ce que vous actionneriez cet interrupteur ? Si c'était possible que ce que je vous ai dit corresponde exactement à mes intentions et que de travailler comme ça pour vous pouvait aboutir à ce que ça puisse être un choix pour vous d'être ici, est-ce que ça serait quelque chose d'important pour vous ?

Les auteurs du chapitre concluent la présentation de ces deux situations problématiques en début de traitement avec les commentaires suivants :

L'hypothèse sous-jacente, ici, c'est que ces répertoires, à la fois surcompliant et méfiant, n'ont pas fonctionné. Si vous en tant que thérapeute renforcez un comportement trop compliant ou si vous essayez de contrer une attitude de défiance butée, vous allez probablement répondre comme le fait habituellement la communauté juridique et thérapeutique et vous arriverez sans doute aux mêmes mauvais résultats. Notre hypothèse de travail dans l'ACT c'est que même les patients toxicomanes les plus chroniques sont capables de valuer et de choisir. Si nous voulons réussir le traitement, le toxicomane doit «sortir du bois», identifier quelles sont les directions de vie qu'il value et faire des choix. Toute la question de savoir ce qui marche et ce qui ne marche pas est liée à la question de savoir quels sont les résultats de vie qui sont valués. Si vous croyez que le toxicomane chronique est une personne «défectueuse», incapable d'entrer en contact avec des valeurs et de faire des choix, ce message infiltrera de manière implicite votre interaction thérapeutique.

En juin 2003, une discussion à propos du travail sur les valeurs sur le forum de discussion international d'ACT est partie de la question de savoir qui soutiendrait dans ses valeurs un homme dont le rêve serait de faire autant de mal que possible à des êtres humains et à des animaux sans défense.

Laurie Greco avait répondu :

Je ne le soutiendrais évidemment pas (...) J'ai parfois trouvé que les valeurs déclarées d'un patient et les actions qui les soutiennent étaient fonctionnellement équivalentes à : Je veux être un [vous pouvez remplacer ici par la formule de votre choix : névrosé, toxicomane, anorexique, tueur de petits chiens, réfractaire à l'école, délinquant...] plus efficace. Voilà mon choix et ma valeur, est-ce que vous pouvez m'aider s'il vous plaît ? (...)

J'avais un patient adolescent qui était très attaché à cette «valeur» et ne jurait que par elle : Être quelqu'un dont les autres ont peur (essentiellement, il voulait continuer à cultiver et à développer un statut de terreur de haut niveau). Est-ce que je l'ai soutenu dans son programme pour l'aider à avancer dans la direction qui lui était chère ? Bien sûr que non. Je ne lui ai pas non plus dit qu'il avait tort, qu'il était stupide, immature ou ce genre de choses. Nous nous sommes plutôt engagés dans un travail d'exploration de cette valeur, ouvertement et en pleine conscience (sans jugement et sans défense), nous imprégnant de comment c'était d'être craint, d'être une terreur, en revenant toujours à «et après ? Et après qu'est-ce qui va se passer quand tu seras le roi des terreurs et que tout le monde et sa mère seront morts de peur rien qu'à l'idée de croiser ton chemin au point que plus personne n'osera te défier ?» Et nous poursuivons comme ça, en regardant bien de très près (les exercices de pleine conscience sont très utiles ici), enlevant une couche après l'autre et pour finir... [Tout au fond de cet adolescent hargneux je trouve un côté «plan-plan»] Et finalement sa valeur déclarée d'être «une terreur/être craint» pourrait n'être qu'une version déguisée de «Je veux être respecté par les membres de ma famille et par ceux de mon groupe de pairs.» Ou peut-être «Je voudrais pouvoir exercer un contrôle sur certains domaines de ma vie où ce n'est simplement pas possible.» Maintenant nous avons un endroit où aller. OK, il y a des valeurs qui comptent pour lui dans les domaines de la famille et du groupe des pairs. Je peux soutenir ce programme. Qu'est-ce qu'il a essayé, et comment ça a marché ? (Peut-être que le désespoir créatif revient sur la table à ce moment-là).

J'aime ce genre de cas parce que le travail sur les valeurs y est si intense. Un processus terriblement astreignant pour tous ceux qui y sont impliqués et certainement un défi posé à mes capacités d'acceptation comme thérapeute (ce qui représente une motivation importante pour moi à continuer mon propre travail d'acceptation.)

Philippe Vuille